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Cher Monseigneur, Cher M. le Supérieur, chers confrères ;
Révérende Mère, chers séminaristes, mes bien chères sœurs ;
Mes chers frères
Le 28 janvier 2007, notre Saint-Père le Pape à l’occasion de la fête de saint Thomas d’Aquin nous a laissé un petit discours prononcé sur la place Saint-Pierre ; Je me fais un devoir de vous le citer presqu’in extenso :
« Le calendrier liturgique rappelle aujourd'hui saint Thomas d'Aquin, grand docteur de l'Eglise. Avec son charisme de philosophe et de théologien, il offre un modèle précieux d'harmonie entre raison et foi, des dimensions de l'esprit humain qui se réalisent pleinement dans leur rencontre et leur dialogue réciproques. Selon la pensée de saint Thomas, la raison humaine "respire", d'une certaine manière : c’est-à-dire qu'elle se meut dans un horizon ample, ouvert, où elle peut exprimer le meilleur d'elle-même. Lorsqu'en revanche, l'homme se limite à penser uniquement à des objets matériels et "expérimentables" et se ferme aux grandes interrogations sur la vie, sur lui-même et sur Dieu, il s'appauvrit. Le rapport entre foi et raison constitue un sérieux défi pour la culture actuellement dominante dans le monde occidental et, précisément pour cette raison, le bien-aimé Jean-Paul II a voulu y consacrer une Encyclique intitulée justement Fides et ratio. J'ai moi-même récemment repris cet argument dans le discours à l'Université de Ratisbonne. »
Merci très Saint-Père de me donner le sujet de mon sermon d’aujourd’hui !
Nous le voyons clairement, à l’occasion de cette fête du docteur angélique, notre Saint-Père ne craint pas d’inviter l’univers catholique à relire et méditer son fameux discours à l'Université de Ratisbonne.
Lorsque l’on sait les très violentes réactions que ce texte a suscitées, comment ne pas être admiratif devant cette imperturbable force d’affirmation ?
En cet Angelus du 28 janvier, le pape poursuivait :
« En réalité, le développement moderne des sciences apporte d'innombrables effets positifs comme nous le voyons tous; ceux-ci doivent toujours être reconnus.
Dans le même temps cependant, il faut admettre que la tendance à considérer vrai uniquement ce qui est expérimentable, constitue une limitation à la raison humaine et produit une terrible schizophrénie désormais évidente qui fait coexister le rationalisme et le matérialisme, l'hypertechnologie et l'instinct déchaîné. Il est urgent par conséquent de redécouvrir de façon nouvelle la rationalité humaine ouverte à la lumière du Logos divin et à sa parfaite révélation qui est Jésus Christ, Fils de Dieu fait homme. »
Nous le voyons clairement, notre très Saint-Père rappelle une nouvelle fois que le grand mal de notre temps, c’est le rationalisme et le positivisme agnostique. Un rationalisme inclus dans une méthodologie scientifique qui appauvrit l’esprit humain parce que trop généralement, elle « se ferme aux grandes interrogations sur la vie, sur lui-même et sur Dieu. »
A Ratisbonne, le Saint-Père affirmait : « la question de Dieu est devenue une question a-scientifique. Cela nous place devant une réduction du domaine de la science et de la raison. »
« La théologie est exclue du domaine scientifique. »
« Les interrogations proprement humaines, c'est-à-dire celles concernant les questions sur les origines et les finalités ; les interrogations de la religion et de l'ethos, n’ont plus de place dans l'espace de la raison commune ; elles doivent être déplacées dans le domaine du subjectif.
Le sujet décide, à partir de ses expériences, ce qui lui apparaît religieusement possible, et la « conscience » subjective devient, en définitive, la seule instance éthique. Cependant, l'ethos et la religion perdent ainsi leur force de créer une communauté et tombent dans le domaine de l'arbitraire personnel. C'est une situation dangereuse pour l'humanité.
Le Saint-Père déclare : nous sommes devant « des pathologies menaçantes de la religion et de la raison. »
Face aux multiples défis que la conjecture mondiale nous impose, face à l’Islam et au fléau de l’idéologie rationaliste athée, le Saint-Père nous invite à relire son discours de Ratisbonne et à revenir à saint Thomas.
Du haut de la place saint Pierre, devant toutes ces pathologies menaçantes, le Pape nous dit : Prenez Saint Thomas. Il est une lumière toujours actuelle pour nous aider sur le plan de la pure raison pour un retour à une saine philosophie. Il peut nous aider sur le plan de la Foi pour un retour à une saine Théologie et à une vraie sagesse mystique.
Sur ces trois registres, saint Thomas nous offre une triple sagesse sur laquelle il faut toujours revenir pour retrouver les forces vives dont nous avons tant besoin devant les multiples combats à mener.
Face au positivisme réducteur qui ne considère comme « vrai uniquement ce qui est expérimentable », le Saint-Père rappelle l’importance de ne pas accepter cette limitation à la raison humaine. Il faut redonner à la raison son ouverture à tout le réel intelligible sans la confiner dans le seul donné du mathématisable.
A Ratisbonne, le Saint-Père affirmait : « La rencontre entre le message biblique et la pensée grecque n'était pas un simple hasard. » Devant la traduction de la septante réalisée à Alexandrie, et l’influence de la pensée grecque, le Saint-Père écrit : « Fondamentalement, il s'agit d'une rencontre entre la foi et la raison, entre l'authentique philosophie (..) et la religion. » Ainsi, il est clair que pour notre Saint-Père, la voie pour sortir d’une limitation de l’esprit confiné dans le quantifiable, c’est un retour à la rationalité grecque.
C’est précisément ce que fit saint Thomas en son temps en utilisant les philosophes et très largement Aristote pour une rationalité plus précise, plus logique, plus réaliste.
Après la stérilité engendrée par la philosophie post kantienne, il est temps de redonner à la philosophie sa place et ses titres de noblesse.
A l’exemple de saint Thomas, il faut revenir à une vraie sagesse philosophique qui permet à la raison de « respirer » et de contempler la vérité dans une adéquation simple avec tout le réel existant, sans limitation arbitraire dans la détermination de ce qui est accessible à la raison, pour la rendre plus parfaite encore par la foi éclairant cette raison sans lui ôter son efficacité spécifique.
Il est temps de redonner à l’esprit sa vitalité dans sa capacité d’être fécondé par son union avec toute l’amplitude et la richesse du réel.
Sur ce premier plan de la rationalité et de l’aptitude de l’intelligence à découvrir une vérité philosophique, rappelons quelques affirmations defides et ratio :
« Tous les hommes aspirent à la connaissance »[1] et l'objet de cette aspiration est la vérité. » n°25.
A côté des vérités « qui reposent sur des évidences immédiates ou qui sont confirmées par l'expérience. (..) à un autre niveau se trouvent les vérités de caractère philosophique, que l'homme atteint grâce à la capacité spéculative de son intelligence. » n°30.
« Il est possible de reconnaître, malgré les changements au cours des temps et les progrès du savoir, un noyau de notions philosophiques dont la présence est constante dans l'histoire de la pensée. Que l'on songe, à seul titre d'exemple, aux principes de non-contradiction, de finalité, de causalité, et de même à la conception de la personne comme sujet libre et intelligent, et à sa capacité de connaître Dieu, la vérité, le bien ; que l'on songe également à certaines normes morales fondamentales qui s'avèrent communément partagées. Ces thèmes et d'autres encore montrent que, indépendamment des courants de pensée, il existe un ensemble de notions où l'on peut reconnaître une sorte de patrimoine spirituel de l'humanité. » n°4.
Parmi ces notions premières, mes biens chers frères, je voudrais citer la notion de substance. Lorsque les Pères de Nicée ont introduit le motousia dans la Crédo, avec le con-substantialem Patri : Les Pères de l’Eglise ont-ils introduit un terme philosophique ou une notion commune qui appartient à la pensée rationnelle de tout homme ? Il faut répondre oui aux deux questions. Le mot ousia est un terme de la philosophie grecque, mais il est aussi et plus fondamentalement un terme de la pensée humaine universelle qui exprime une vérité du sens commun.
Faut-il maintenant retirer ce terme du Credo sous prétexte qu’il n’appartient pas à la Révélation et est un terme de la Philosophie hellénique ? C’est absurde ! C’est absurde, tout simplement parce que la pensée hellénique en utilisant ce mot ne fait qu’exprimer une vérité de bon sens, une vérité naturelle universellement et toujours vraie. C’est le bon sens et l’expression naturelle de la pensée humaine que de dire que les réalités ont une substance et que Dieu Lui-même est une Substance.
Notre-Seigneur affirme : « Moi et le Père, nous sommes un. » Jn 10, 30 Notre intelligence peut donc dire en conséquence : le Père et le Fils sont une seule et même substance. Est-ce une hellénisation qui trahit la Parole du Christ ? Non, c’est tout simplement une conséquence de logique naturelle et c’est aussi l’unique manière d’accorder cette parole d’Evangile avec celle de Dieu révélant à Moïse son nom : « Je suis Celui qui est »,l’éternel subsistant au delà de tout mouvement, au delà de tout changement et au delà du temps qui passe. Dieu est une substance absolument parfaite et immuable parce qu’il est « Celui qui est ».
Ensuite, le théologien précisera bien qu’il le dit selon l’analogie. Cette précision est-elle encore une regrettable hellénisation du donné révélé ? Est-ce le fruit d’une inculturation qui fut celle d’un temps désormais lointain et définitivement perdu ? Eh bien non ! la encore, l’analogie n’est que la désignation d’un procédé naturel de l’intelligence pour respecter la transcendance divine sans la dire pour autant inaccessible et purement inconnaissable. C’est le procédé que Notre-Seigneur emploie lui-même en toutes ses paraboles.
Ce que saint Paul affirme en son épître aux romains sur la connaissabilité de Dieu « par le moyen de ses œuvres »[3] , le livre de la Sagesse le disait déjà au chapitre 13ème : « Insensés par nature tous les hommes qui ont ignoré Dieu, et qui n'ont pas su, par les biens visibles, voir Celui qui est, ni, par la considération de ses œuvres, reconnaître l'Ouvrier. (..) Car la grandeur et la beauté des créatures font connaître par analogie Celui qui en est le Créateur. » Sag XIII, 2, 5.
Le livre de la Sagesse a-t-il réalisé une nouvelle trahison de la Révélation en introduisant le terme analogwV ? Faut-il aussi condamner cette hellénisation ?
De même avec saint Jean : il commence son Evangile en écrivant « en arch hn o LogoV». L’introduction du terme logos est-elle aussi une inculturation qui doit être maintenant rejetée parce qu’elle n’appartiendrait pas au message du Christ ? Certains l’ont pensé, mais qui ne voit pas que cette façon de voir est un modernisme à l’état pur d’une virulence qui nous effraie encore ?
Saint Jean est-il coupable lui aussi d’avoir voulu exprimer la Vérité divine avec des catégories grecques ? Ces catégories d’Aristote sont-elles tirées purement et simplement de la tête du stagirite ? Est-ce donc impensable de reconnaître avec saint Thomas qu’elles sont plus simplement et véritablement les modes d’être[4] selon une division absolument universelle et toujours vraie ?
Mes chers frères, si ces catégories n’appartiennent pas à la pensée humaine, comment expliquer que notre cher Katsuyuki ici présent (j’ai nommé notre cher abbé Ueda) ; comment expliquer que ce cher confrère japonais à Gricigliano comprenne les cours et passe ses examens ?
En vérité, si notre cher abbé peut nous comprendre et professer avec nous le même Credo et suivre les cours de Philosophie, c’est parce que, au delà des mots conventionnels et propres à chaque peuple, l’intelligence de tous les hommes de tous pays, de toutes nations et de toutes langues peut rejoindre les mêmes concepts fondamentaux et les mêmes réalités.
Notre cher abbé peut adhérer au consubstantialem Patri du Credo parce que le concept de substance est absolument universel : il est identique dans l’esprit d’un japonais, d’un chinois, d’un européen, d’un africain ou d’un indien.
Il en est de même pour les notions de paternité, de nature humaine, de relation, de personne, de mal et de bien, de cause, de fin, de principe, de mouvement…
J’ai vérifié tout cela ce matin même avec M l’abbé Katsuyuki, et parce que j’ai raison avec la tradition philosophique multiséculaire, notre cher abbé pourra être ordonné avec la même Foi, le même Credo latin, la même pensée philosophique dans son aspect le plus fondamental.
Lorsque nous professons le Credo, au delà des énoncés, c’est aux mêmes réalités que nous adhérons.
Saint Thomas l’a dit clairement dans sa Somme théologique, « Actus credentis non terminatur ad enuntiabile, sed ad rem, non enim formamus enuntiabilia nisi ut per ea de rebus cognitionem habeamus, sicut in scientia, ita et in fide. » « L’acte du croyant ne se termine pas à un énoncé, mais à la réalité ; car nous ne formons les énoncés que pour avoir connaissance par eux des réalités, aussi bien dans la foi que dans la science. »[5] Si cette réponse n’est pas tenue contre tous les vents de la folie moderne, la Foi sera définitivement morte. Nous comprenons pourquoi le Pape Saint Pie X en désignant l’hérésie du modernisme parlait d’un « égout collecteur de toutes les hérésies ».
Nous le voyons bien et avec une joie très grande, en réfléchissant sur la tentative de déshellénisation et en la réfutant, notre Saint-Père le Pape attaque de front la même hérésie philosophique en sa forme la plus fondamentale. Et il est bien évident que pour ce genre de guerre, c’est à saint Thomas qu’il faut avoir recours parce que c’est bien lui qui nous donne les armes les plus incisives, « valables pour tous les lieux et pour tous les temps ». (Jean Paul II)
A Ratisbonne, le Pape réfléchit et donne une ligne de réflexion claire pour commencer ardemment l’entreprise de restauration de la pensée humaine en ses principes mêmes. Le discours de Ratisbonne est ni plus ni moins qu’un commentaire de Fides et ratio ; et Fides et ratio se replace délibérément en continuité avec le concile Vatican premier et les condamnations du rationalisme et du modernisme.
J’en ai pour preuve les n°53 et 54 de cette magistrale encyclique. Voyez vous-mêmes !
N°53 : « Les déclarations du Magistère se sont préoccupées de la nécessité de la connaissance rationnelle et donc en dernier ressort de l'approche philosophique pour l'intelligence de la foi. Le Concile Vatican I, faisant la synthèse et réaffirmant solennellement les enseignements que, de manière ordinaire et constante, le Magistère pontifical avait proposés aux fidèles, fit ressortir qu'étaient inséparables et en même temps irréductibles la connaissance naturelle de Dieu et la Révélation, ainsi que la raison et la foi. Le Concile partait de l'exigence fondamentale, présupposée par la Révélation elle-même, de la possibilité de la connaissance naturelle de l'existence de Dieu, principe et fin de toute chose. »
N°54 : « Le Magistère est revenu à plusieurs reprises sur ce sujet, mettant en garde contre la tentation rationaliste. C'est sur cet arrière-fond que l'on doit situer les interventions du Pape saint Pie X, qui mit en relief le fait que, à la base du modernisme, il y avait des assertions philosophiques d'orientation phénoméniste, agnostique et immanentiste. ([6]) »
Nous connaissons bien les condamnations de saint Pie X.
L’encyclique Pascendi Dominici Gregis affirmait entre autre que selon le modernisme : « la raison humaine, enfermée rigoureusement dans le cercle des phénomènes, c'est-à-dire des choses qui apparaissent, et telles précisément qu'elles apparaissent, n'a ni la faculté ni le droit d'en franchir les limites. » Comment ne pas voir ici et la logique du discours de Ratisbonne et un anathème jeté sur l’agnosticisme kantien niant que la substance des êtres et l’Etre divin soient connaissables ?
Kant et la modernité se sont insurgés contre le dogmatisme scholastique, mais peut-on nier qu’ils ont eux aussi leurs dogmes immuables et parmi ceux-ci précisément le phénoménisme et l’agnosticisme ? En définitive, il faut que la raison choisisse face à cette alternative entre deux pensées ::
- celle de Kant et de presque toute la philosophie moderne niant à l’intelligence sa capacité de « lire à l’intérieur » l’être des choses pour de là remonter à la découverte d’un Etre nécessaire qui est Dieu ; c’est le dogmatisme du scepticisme agnostique.
- celle de saint Thomas et de l’Eglise catholique reconnaissant que le péché originel n’a pas complètement altéré l’intelligence spéculative sans sa capacité de contemplation de la vérité physique et métaphysique.
Raison ou déraison ? Théologie naturelle ou agnosticisme ? Voilà bien l’alternative toujours présente depuis que la Scholastique a été rejetée avec mépris des chaires d’Université.
Le pape Jean Paul II sur cette agnosticisme et athéisme moderne a osé déclarer dans Fides et ratio : « Quand il s'éloigne des règles [d’une saine philosophie], l'homme (..) finit par se trouver dans la condition de l'« insensé ». Dans la Bible, cette stupidité comporte une menace pour la vie ; l'insensé en effet s'imagine connaître beaucoup de choses, mais en réalité il n'est pas capable de fixer son regard sur ce qui est essentiel. Cela l'empêche de mettre de l'ordre dans son esprit (cf. Pr.1, 7) et de prendre l'attitude qui convient face à lui-même et à son environnement. Et quand il en arrive à affirmer « Dieu n'existe pas » (cf. Ps. 14 [13], 1), il montre en toute clarté que sa connaissance est déficiente et combien elle est loin de la pleine vérité sur les choses, sur leur origine et sur leur destinée. »
Le choix que tout homme doit faire ici, c’est le choix entre la pensée optimiste qui peut encore contempler et la pensée agnostique kantienne et positiviste qui est tellement enfermée en son conditionnement qu’elle demeure irrémédiablement emprisonnée « dans le cercle des phénomènes », « dans l’univers de la physique mathématique où le seul réel connaissable est dans les « objets matériels et expérimentables ».
Dans Fides et ratio, le Pape Jean Paul II affirmait : « La philosophie moderne, oubliant d'orienter son enquête vers l'être, a concentré sa recherche sur la connaissance humaine. Au lieu de s'appuyer sur la capacité de l'homme de connaître la vérité, elle a préféré souligner ses limites et ses conditionnements. Il en est résulté diverses formes d'agnosticisme et de relativisme qui ont conduit la recherche philosophique à s'égarer dans les sables mouvants d'un scepticisme général. » n°5.
Ah mon Dieu ! Avec tout cela, comment ne pas penser que notre très Saint-Père est en lutte avec l’une des bêtes monstrueuses de l’Apocalypse. En ce dernier livre révélé, il est question d’une bête qui vient de la terre et d’une bête qui vient de la mer.[7] Ces deux bêtes infernales, il n’est peut-être pas si difficile aujourd’hui de les désigner du doigt…
Venons en maintenant à notre deuxième partie concernant la sagesse théologique.
Pour donner un très bref aperçu sur ce que devrait être la Théologie, il faut là encore citer l’encyclique Fides et ratio. Le n°65 nous dit : « La théologie s'organise comme la science de la foi, à la lumière d'un double principe méthodologique: l'auditus fidei et l'intellectus fidei. Selon le premier principe, elle s'approprie le contenu de la Révélation de la manière dont il s'est progressivement développé dans la sainte Tradition, dans les saintes Écritures et dans le Magistère vivant de l'Église. »
Ce rappel est d’une importance capitale. Le Pape Jean Paul II ici rappelle que la Théologie est science de la Foi. Qu’est-ce que cela signifie ? Et bien tout simplement que la Théologie puise ses principes dans les deux sources de la Révélation : la sainte Ecriture et la Tradition, lesquels se trouvent résumés et explicités dans les articles du Credo et tout l’enseignement dogmatique du Magistère. La théologie a ses principes dans les articles de Foi.[8] Le théologien comme tout catholique doit adhérer « à tous les articles de foi en raison (..) de la Vérité première telle qu'elle nous est proposée dans les Écritures sainement comprises selon l'enseignement de l'Église. » (Saint Thomas)[9]. En conséquence, une Théologie ne peut être catholique qu’à la condition d’adhérer inconditionnellement à l’enseignement infaillible du Magistère.
Sur ce chapitre très délicat, nous avons plaisir à recommander la lecture des écrits du Cardinal Siri. Dans ses Réflexions sur le Mouvement Théologique contemporain, le Cardinal rappelle avec force que c’est là « le premier critère théologique ».[10]
« Au commencement du Concile Vatican II, un fait très douloureux a eu lieu : on a essayé de nier que la Tradition était une des sources de la Révélation…»[11]
Ainsi pourrait s’expliquer l’émancipation de la Nouvelle Théologie par rapport au Magistère, par rapport à la Tradition des Pères et à l’enseignement qui leur est parfaitement fidèle. Saint Thomas a toujours élaboré sa réflexion théologique sans discontinuité avec les grandes affirmations des Pères de l’Eglise. Pas de rupture, un approfondissement en continuité avec la sagesse inspirée des Pères de l’Eglise. La sagesse théologique de saint Thomas a toujours été une science humblement « subordonnée à la science des bienheureux. »[12]
C’est précisément ce statut de subordination et de dépendance par rapport à la Tradition et au Magistère qui est insuffisamment établi ou très explicitement refusé par la Nouvelle Théologie. L’orgueil conduit toujours a un refus d’obéissance et de dépendance, nous avons la conviction que c’est bien cet orgueil qui vicie à la racine le Mouvement Théologique contemporain. La nouvelle Théologie ne supporte pas que le Magistère lui impose des limitations à sa science. Dans l’encyclique Humani Generis, le Pape Pie XII écrit à ce sujet : « La libre discussion n’est plus permise à partir du moment où le magistère s’est prononcé. Il demeure des questions encore à l’étude et sur lesquelles ces théologiens pourraient appliquer leur recherche. Hélas ! Ils réclament en toute matière l’indépendance totale ». Les conséquences de cette mentalité : c’est que beaucoup de théologiens n’ont aucune crainte de contredire les fondements de la Théologie.
J’en ai pour preuve tout ce que le Cardinal Siri écrit sur les rapports de la nature et de la surnature après les développements du Père Henri de Lubac. Les nouvelles perspectives se sont trop écartées des principes posés par saint Thomas. A tel point que le Pape Pie XII a dû aussi intervenir sur ce point.[13] La Nouvelle Théologie n’a pas cru bon tenir compte de cette intervention et il est bien certain que Karl Rahner par exemple a une Théologie qui se situe dans le prolongement de cette conception erronée.
Le cardinal Siri explique que « l’ensemble des considérations doctrinales de tous les Pères et Docteurs de l’Eglise (..) ne permet pas d’émettre comme postulat le concept du rapport entre naturel et surnaturel, tel qu’il ressort des doctrines de Henri de Lubac et de Karl Rahner. »[14]« Parfois on peut croire que Rahner rejette les thèses du Père de Lubac, mais vite on se rend compte qu’en réalité il suit la même pensée et même la dépasse. »[15] Et le cardinal explique aussi[16] qu’à partir de la conception erronée sur le surnaturel « toutes les questions ont été touchées. De fil en aiguille tous les principes, tous les critères et tous les fondements de la Foi ont été mis en question ».
La source de bien des confusions et de l’hétérodoxie d’une grande partie de cette nouvelle Théologie provient aussi du recourt à une mauvaise Philosophie. Le Pape Jean Paul II dans Fides et ratio rappelle « la nécessité d'une philosophie de portée authentiquement métaphysique, c'est-à-dire apte à transcender les données empiriques pour parvenir, dans sa recherche de la vérité, à quelque chose d'absolu, d'ultime et de fondateur. » (N°83)« Une philosophie résolument phénoméniste ou relativiste se révélerait inadéquate pour aider à approfondir la richesse contenue dans la parole de Dieu. » (n°82) N’est-ce pas ici l’indication claire qu’un recourt à la philosophie kantienne ou hégélienne est rigoureusement impossible ? Mais n’est-ce pas précisément ce que ne cesse de faire la nouvelle Théologie ?
Le cardinal Siri affirme sur ce point : « le philosophisme, qui a caractérisé l’évolution des courants théologiques, a fait que la pensée de Kant est présente dans beaucoup de travaux concernant la Théologie. Car la dialectique de Hegel ou celle de Teilhard de Chardin, bien qu’ils soient considérés comme des systèmes « dynamiques » différents apparemment de l’anti-historicisme illusoire de Kant, ne sont qu’expressions différenciés de l’opiniâtre effort d’émancipation doctrinalisé par Kant. »[17]
Dans le n°87 de Fides et ratio, le Pape Jean Paul II parle aussi de l’historicisme: « Dans la réflexion théologique, l'historicisme tend à se présenter tout au plus sous la forme du "modernisme". Avec la juste préoccupation de rendre le discours théologique actuel et assimilable pour les contemporains, on ne recourt qu'aux assertions et au langage philosophiques les plus récents, en négligeant les objections critiques que l'on devrait éventuellement soulever à la lumière de la tradition. Cette forme de modernisme, du fait qu'elle confond l'actualité avec la vérité, se montre incapable de satisfaire aux exigences de vérité auxquelles la théologie est appelée à répondre. »
Le Pape Pie XI, dans son Encyclique Studiorum Ducem[18] écrivait : « si l’on veut se mettre en garde contre les erreurs qui sont la source et l’origine de tous les malheurs de notre époque, il faut rester plus que jamais fidèle à la doctrine de saint Thomas. » La Nouvelle Théologie s’est donné la liberté de s’écarter substantiellement de la doctrine de saint Thomas…et de ne pas suivre les directives de Rome[19], nous en voyons les conséquences.
C’est la fête de saint Thomas aujourd’hui, essayons maintenant de pénétrer un peu son âme et son cœur de contemplatif. Comment revenir à une sagesse mystique avec saint Thomas d’Aquin ? L’amour du saint docteur nous donnera des ailes pour mieux l’étudier avec studiosité et sagacité.
Il faut se demander pourquoi saint Thomas a pu nous laisser une Doctrina sacra si pure, si limpide, si profonde et si belle. Il nous semble que le secret de saint Thomas fut dans son humilité : « Je vous bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, et les avez révélées aux simples. » Lc X, 21. Saint Thomas ne ressemblait pas à un universitaire prétentieux et imbu de lui-même en ses enseignements. Le secret de sa science était en son humilité et sa profonde piété.
Regardons ces deux vertus dans la vie de notre cher saint Patron.
Sa piété, saint Thomas l’avait acquise dès l’âge de cinq ans lorsqu’il fut confié au monastère des bénédictins du Mont-Cassin. Il nous plait de voir Thomas à cinq ans tout docile dans les mains de ses premiers maîtres moines. Cette piété envers Dieu, saint Thomas ne la perdit jamais.
Quand son père décida de l’envoyer à l’université de Naples, sa mère redoutait les dangers inévitables qu'allait offrir à son innocence une ville où régnaient le luxe et le plaisir. Mais à Naples, Saint Thomas a su se préserver du contact d'une jeunesse dissipée et volage ; il se protégeait par une vie studieuse et très pieuse. Ses biographes nous disent que fidèle aux saintes pratiques de son enfance, tout le temps qui n'était pas employé à transcrire les enseignements de la classe, il le donnait soit à l'oraison, soit à l'exercice de la charité. Souvent il visitait quelque église ou monastère; et de préférence le couvent des Frères Prêcheurs. Jamais il ne tirait vanité ni de sa naissance, ni de ses talents. On le voyait facile dans son abord, simple en ses manières, affable pour tous.
L’humilité et la piété du saint fut tout aussi admirable à Cologne sous les yeux de son Maître saint Albert le Grand. Celui-ci eut tout d’abord bien de la peine à reconnaître le génie de son disciple parce que saint Thomas ne se faisait pas remarquer. Silencieux et réservé par nature, Thomas demeura longtemps sans prendre part aux discussions scolastiques, sans proposer aucun argument, ni répéter une seule leçon; la classe terminée, il se hâtait de regagner sa cellule pour travailler.
Cette taciturnité fut telle que les écoliers, faisant allusion à sa stature, le surnommèrent, le grand Bœuf muet de Sicile. C’est une circonstance inattendue qui manifesta le génie du disciple :
On était arrivé à l'interprétation du livre de saint Denys l'Aréopagite sur les Noms divins. La leçon était difficile, les écoliers avaient peine à la suivre. Un condisciple charitable, assis à côté du saint, pleinement convaincu que le pauvre Sicilien m'avait rien compris à une doctrine si relevée, s'offrit, au sortir de la classe, pour lui répéter la leçon. Notre novice accepta par complaisance. Mais voici que le répétiteur s'embrouille et, malgré ses efforts, ne peut achever sa démonstration. La charité réclame de saint Thomas qu'il vienne en aide à un frère animé des intentions les plus droites. Thomas demande à son interlocuteur la permission de lui dire ce qu'il croit avoir compris. Il le fait d'une façon si magistrale, le passage obscur est éclairci d’une façon si lumineuse, le raisonnement est mené avec une lucidité si parfaite que l'étudiant en est tout émerveillé. Saint Thomas finit par accepter de devenir lui-même le répétiteur. Pour révéler cette merveille, l’étudiant fait placer le maître des étudiants, au lieu où se donnait la répétition : saint Thomas est découvert
La deuxième révélation fut faite lorsqu’un jour, saint Thomas laissa tomber une feuille de papier devant sa cellule. Cette feuille fut ramassée par un frère qui l’a lu. Et là encore, oh merveille des merveilles ! Sur cette feuille était résumée une des questions les plus ardues des Noms divins, avec une série d'arguments relatifs à l'interprétation donnée en classe, et enfin la solution complète des objections proposées. Le tout était présenté d'une manière si relevée et si savante, qu'on eût dit que saint Denys lui-même y avait expliqué sa pensée.
Albert demeura stupéfait de la science profonde que révélait cet écrit. Voulant par une épreuve décisive arriver à une certitude absolue, il enjoignit au maître des étudiants d'avertir le jeune religieux qu'il aurait le lendemain, en séance publique, à soutenir une thèse dont le sujet était d'une difficulté majeure. Sincèrement convaincu de son incapacité, Thomas eût volontiers paré le coup ; mais contraint de céder en vertu de la sainte obéissance, il recourut à l'oraison.
Le Père des lumières, qui découvre ses plus hauts secrets aux petits et aux humbles, exauça notre Saint au delà de sa demande. Le moment solennel arrive. Après avoir réfuté, l'un après l'autre, divers arguments non moins subtils que pressants, Thomas se mit à reprendre tout ce qui avait été dit, et expliqua le point en litige au moyen d'une distinction lumineuse qui ravit toute l'assistance.
« Frère Thomas, dit gravement Albert, vous ne parlez pas à la façon d'un répondant, mais comme un docteur qui conclut. Eh bien ! poursuivit Albert le Grand, voyons si vous résoudrez mes objections avec la même assurance.» Et il lui en proposa quatre, telles qu'on pouvait les attendre de la part d'un si grand maître, décidé à presser son adversaire jusqu'à lui faire rendre les armes. Saint Thomas répéta les quatre arguments, les réfuta l'un après l'autre, et finit par poser un principe qui ne laissait plus de place à la moindre objection.
Aussi franc et généreux qu'il était modeste, le bienheureux Albert, en voyant se lever comme un soleil qui allait éclipser la renommée de tous les autres docteurs, ne put contenir sa joie. Il félicita son jeune disciple, et tourné vers les étudiants, dit avec un accent prophétique: « Ah ! vous appelez Frère Thomas un bœuf muet ! Eh bien, moi, je vous le dis, les mugissements de ce bœuf retentiront si loin qu'on les entendra d'une extrémité de la terre à l'autre. »
Sur le chapitre de l’humilité de saint Thomas, le Pape Pie XI écrivait : « Son humilité, jointe à la pureté du cœur et à une prière incessante, donnait à l’âme de saint Thomas une souple docilité pour s’ouvrir et correspondre aux inspirations et aux lumières de l’Esprit-Saint, qui constituent les principes mêmes de la contemplation. Pour obtenir ces grâces du ciel, il se prive fréquemment de toute nourriture, passe souvent des nuits entières en oraison ; parfois même, dans l’élan de sa piété naïve, il appuie la tête contre le tabernacle où réside le Très Saint Sacrement ; constamment, il tourne avec douleur ses regards et son cœur vers le crucifix, avouant à son ami saint Bonaventure que c’était surtout dans ce livre qu’il avait appris tout ce qu’il savait. On peut donc en toute vérité appliquer à saint Thomas ce qui est communément rapporté du fondateur saint Dominique : il n’a jamais parlé qu’avec Dieu ou de Dieu.
La piété de saint Thomas envers Dieu engendrait aussi en son cœur une piété eucharistique très profonde ; une piété envers le Pape ; une piété envers la sainte Vierge. C’est assurément avec cette triple piété que saint Thomas put recevoir tant de lumières d’en haut.
En ce saint jour de fête pour tout notre cher Institut, demandons l’intercession de saint Thomas, afin que cette triple piété dans l’humilité nous soit donnée dans une large mesure. Alors notre prédication sera plus pénétrante, plus éclairée, plus fructueuse pour les âmes. Que le saint Docteur prie pour nous aujourd’hui afin de nous maintenir dans l’orthodoxie, loin de l’orgueil intellectuel, loin de l’impiété moderne, loin de l’obscurantisme contemporain, loin de l’impureté, pour la gloire de Dieu et le salut des âmes. Ainsi soit-il.
[1] Aristote, Métaphysique, I, 1
[2] « Je suis Celui qui est »
[3] Rom., I, 19-20
[4] In V Metaph., lect.9 n°890
[5] 2a2ae, q. 1, a. 2, ad 2um
[6] Cf. Encycl. Pascendi dominici gregis (8 septembre 1907): ASS 40 (1907), pp. 596-597.
[7] Apocalypse XIII, 1 et 11
[8] 1a, q.1, a.2 ; De Trin. q. 2, a.2, ad 4um et ad 5um
[9] 2a2ae, q. 5, a.3, ad 2um
[10] Cardinal J. Siri, Gethsémani, réflexions sur le Mouvement Théologique contemporain, Paris, éd. Téqui, 1981, page 31
[11] o.p. cit. page 32
[12] 1a, q.1, a.2
[13] Gethsémani, Paris, éd. Téqui, 1981, page 103 page 62 ; Encyclique Humani generis, le n° 3891
[14] Gethsémani, Paris, éd. Téqui, 1981, page 103
[15] Gethsémani, Paris, éd. Téqui, 1981, page 72
[16] page 88
[17] Gethsémani, Paris, éd. Téqui, 1981, page 226
[18] Pie XI, Encyclique "studiorum ducem", 1923
[19] Congrégation pour la doctrine de la Foi ; Instruction dur la vocation ecclésiale du Théologien, Donum veritatis 24 mai 1990