ICRSP


SAINT FRANÇOIS DE SALES

VINGTIÈME ENTRETIEN 1

PRÉDICATION DE NOTRE BIENHEUREUX PÈRE

POUR LE JOUR DE SAINT JOSEPH

Le juste est semblable à la palmea ainsi que la sainte Eglise nous fait chanter en chaque fête des saints Confesseurs; mais comme le palmier a une très grande variété de propriétés particulières, étant le prince et le roi des arbres, tant pour la beauté que pour la bonté de son fruit, de même il y a une très grande variété de justice. Bien que tous les justes soient justes, néanmoins il y a une très grande disproportion entre les actes particuliers de leur justice; ainsi que représente la robe de Joseph, laquelle étant longue jusques aux talons, était réclamée2 d’une belle variété de fleursb. Chaque juste a la robe de la justice qui lui bat jusque aux talons c, c’est-à-dire toutes les facultés et puissances de l’âme sont couvertes de justice, et l’intérieur et l’extérieur ne représentent que la justice même, étant justes en tous leurs mouvements et actions tant intérieures qu’extérieures. Pourtant, si faut-il confesser que chaque robe est réclamée de diverses belles variétés de fleurs, dont l’inégalité ne les rend pas moins agréables ni moins recommandables. Le grand saint Paul ermite fut juste d’une justice très parfaite; si néanmoins, nul ne peut douter qu’il n’exerça jamais tant la charité envers les pauvres comme saint Jean, qui pour cela fut appelé l’Aumônier, ni n’eut jamais les occasions de pratiquer la magnificence, et partant, il n’avait pas cette vertu en un si haut degré que plusieurs autres Saints. Il avait toutes les vertus, mais non pas en un si haut degré les unes que les autres. Les Saints ont excellé, les uns en une vertu, les autres en une autre ; et si bien qu’ils sont tous Saints. ils le sont néanmoins différemment, y ayant différentes saintetés et tout autant qu’il y a de Saints au Ciel.

Cela étant donc ainsi, pour m’introduire en mon sujet, je remarque trois propriétés particulières en la palme, entre tous les autres arbres, qui sont en grand nombre; lesquelles propriétés conviennent mieux au Saint dont nous célébrons la fête, qui est, ainsi que nous fait dire la sainte Eglise, semblable à la palme. Il n’est pas seulement Patriarche, mais le paranymphe de tous les patriarches; il n’est pas simplement Confesseur, mais plus que Confesseur, car en cette qualité sont comprises les dignités des Evêques, la générosité des Martyrs et de tous les autres Saints. C’est donc à juste raison qu’il est comparé à la palme, qui est le roi des arbres, et lequel a la propriété de la virginité, de l’humilité et de la constance et vaillance : trois vertus lesquelles le glorieux saint Joseph a grandement excellé. Si on osait faire des comparaisons, il y en aurait qui maintiendraient qu’il a surpassé tous les autres Saints en ces trois vertus.

La palme est composée de deux sexes: elle a le mâle et la femelle. Le palmier, qui est le mâle, ne porte point de fruits, et néanmoins il n’est pas infructueux, car la palme femelle ne porterait point de fruits sans lui; de sorte que, si la palme femelle n’est plantée auprès du palmier mâle et qu’elle ne soit regardée de lui, elle demeure infructueuse et ne porte point de dattes; si, au contraire, elle est regardée du palmier mâle et est plantée à son aspect, elle porte quantité de fruits. Elle produit, mais elle produit virginalement, car elle n’est nullement touchée du palmier mâle; si bien elle en est regardée, il ne se fait nulle conjonction entre eux, si qu’elle produit son fruit à l’ombre et à l’aspect de son palmier mâle, mais c’est tout purement et virginalement. Le palmier ne contribue nullement de sa substance pour sa production; néanmoins, nul ne peut dire qu’il n’ait grande part au fruit de la palme femelle, puisque sans lui elle n’en porterait point et demeurerait stérile.

Dieu ayant déterminé de toute éternité, en sa divine providence, qu’une Vierge concevrait un Filsd qui serait Dieu et homme tout ensemble, voulut que cette Vierge fût mariée. Mais, ô Dieu pour quelle raison, disent les saints Docteurs, ordonna-t-il deux choses si différentes, être vierge et mariée tout ensemble? La plupart des Pères disent que ce fut pour empêcher que Notre-Dame ne fut calomniée des Juifs, lesquels indubitablement ne l’eussent point voulu exempter de calomnie et d’opprobre, et se fussent rendus examinateurs de sa pureté ; et que, pour conserver cette pureté et virginité, il fut besoin que la divine Providence la commît3 à la charge et à la garde d’un homme qui fût vierge, et que cette Vierge enfantât ce doux fruit de vie sous l’ombree d’un saint mariage. Saint Joseph fut donc comme un palmier, lequel ne portant point de fruit n’est toutefois infructueux, ains a beaucoup de part au fruit de la palme femelle : non que saint Joseph eût contribué aucune chose4 pour cette sainte et glorieuse production, sinon la seule ombre du mariage, qui empêchait la Sainte Vierge de cette sainte grossesse, il eut néanmoins une grande toute calomnie que sa grossesse lui eût pu causer; et si bien qu’il ne contribua rien du sien à part à ce fruit très saint de son Epouse sacrée; car elle lui appartenait et était plantée tout auprès de lui, comme une glorieuse palme auprès de son bien aimé palmier, laquelle, selon l’ordre de la divine Providence, ne pouvait et devait produire sinon sous son ombre et à son aspect; je veux dire, sous l’ombre d’un saint mariage qui n’était point selon l’ordinaire, tant pour la communication des biens extérieurs comme pour l’union et la conjonction des biens intérieurs qui étaient entre Notre-Dame et le glorieux saint Joseph. Notre-Dame recevait du glorieux saint Joseph beaucoup de soulagement et de service, et lui, participait à tous les biens spirituels de sa chère Epouse, lesquels faisaient qu’il allait croissant merveilleusement en perfection ; et ce par la communication continuelle qu’il avait avec elle, qui possédait toutes les vertus en un si haut degré que nulle créature n’y saurait parvenir; néanmoins, saint Joseph était celui qui en approchait davantage. Tout ainsi comme5 l’on voit un miroir opposé aux rayons du soleil recevoir les rayons très parfaitement, et un autre miroir étant mis vis-à-vis de celui qui les reçoit (bien que ce dernier miroir ne prenne ou ne reçoive les rayons du soleil que par réverbération) les représente pourtant si naïvement6 que l’on ne pourrait presque pas juger lequel c’est qui les reçoit immédiatement du soleil, ou celui qui les reçoit par réverbération, ou celui qui les reçoit le premier: de même Notre-Dame, laquelle comme un très pur miroir opposé aux rayons du Soleil de justicef, rayons qui apportaient en son âme tant de vertus en leur perfection, et vertus qui faisaient une réverbération si parfaite en saint Joseph, qu’il semblait presque qu’il fût aussi parfait ou qu’il eût les vertus en un si7 haut degré que la glorieuse Vierge.

Mais en particulier, pour nous tenir en notre propos8 commencé, en quel degré pensons-nous qu’il eût la virginité, vertu qui nous rend semblables aux Angesg ? Que si la Sainte Vierge ne fut pas seulement Vierge toute pure et toute blanche, ains (comme le chante la sainte Eglise aux répons de Matines: « Sainte et Immaculée ») elle était la virginité même, combien pensons-nous que celui qui fut commis9 de la part du Père éternel pour10 gardien de sa virginité, ou pour mieux dire, pour compagnon, puisqu’elle n’avait pas besoin d’être gardée d’autre que d’elle-même, combien dis-je, devait-il être grand en cette vertu ? Ils avaient fait vœu tous deux de garder virginité tout le temps de leur vie, et voilà que Dieu veut qu’ils soient unis par un saint lien de mariage, non pas pour les faire dédire ni se repentir de leur vœu, ains pour le reconfirmer11 et se fortifier l’un l’autre à persévérer en leur sainte entreprise; c’est pourquoi ils le firent encore de vivre virginalement par ensemble tout le reste de leur vie.

L’Epoux, au Cantique des Cantiquesh, use de termes admirables pour décrire la pudeur, la chasteté et la candeur très innocente de ses divins amours avec sa chère Epouse bien aimée. Il dit donc ainsi: Notre sœur et petite fille, elle est petite, elle n’a point de mamelles; que lui ferons-nous au jour qu’il lui faudra parler? Que si c’est une tour, faisons-lui des boulevards d’argent, et si c’est une porte, il nous la faut renforcer et doubler d’ais de cèdre, ou de quelque bois incorruptible. Voyez comme le divin Epoux parle de la pureté de la Très Sainte Vierge: Notre sœur est petite, elle n’a point de mamelles, c’est-à-dire elle ne pense pas au mariage. L’on dit communément: une telle fille se fait grande, elle est toute prête à marier; mais Notre-Dame, ainsi que l’assure son céleste Epoux, ne pense point au mariage, car elle n’a ni soin, ni sein pour cela : que lui ferons-nous au jour qu’il lui faudra parler? Le divin Epoux ne lui parle-t-il pas toujours quand il lui plaît? Au jour qu’il lui faudra parler, cela veut dire de la parole principale, qui est quand on parle aux filles de les marier; d’autant que c’est une parole d’importance, puisqu’il y va du choix et de l’élection d’une vocation et d’un état auquel12 il faut par après demeurer. Que si c’est, dit le sacré Epoux, une tour, faisons-lui des boulevards d’argent; si c’est une porte, au contraire que nous la voulions13 enfoncer, nous la doublerons et la renforcerons d’ais de cèdre, qui est un bois incorruptible.

La très glorieuse Vierge était une touri dans l’enclos de laquelle l’ennemi ne pouvait entrer, ni nulle sorte de désirs que de vivre en parfaite pureté et virginité. Que lui ferons-nous? Car elle doit être mariée, Celui qui lui a donné cette résolution de la virginité l’ayant ainsi ordonné. Si c’est une tour, ou des murailles, établissons au-dessus des boulevards d’argent qui, au lieu d’abattre la tour la renforceront davantage. Qu’est-ce que le glorieux saint Joseph, sinon un fort boulevard qui a été établi au-dessus de Notre-Dame ? Puisque étant son épouse, elle lui était sujette et il avait soin d’elle. Au contraire donc que saint Joseph fût établi au-dessus de Notre-Dame pour lui faire rompre son vœu de virginité, il lui a été donné pour compagnon de sa virginité et afin que la pureté de Notre-Dame pût plus admirablement persévérer en son intégrité sous le voile et l’ombre d’un saint mariage, et de la sainte union qu’ils avaient par ensemble. Si la très sainte Vierge est une porte, dit le Père éternel, nous ne voulons pas qu’elle soit ouverte; au contraire, il la faut doubler et renforcer de bois incorruptible, c’est-à-dire, lui donner un compagnon en sa pureté, qui est le grand saint Joseph, lequel devait, pour cet effet, surpasser tous les Saints, voire les Anges et les Chérubins mêmes, en cette vertu tant admirable de la virginité, vertu qui le rendit semblable au palmier, ainsi que nous avons dit.

Passons au second point qui est la seconde propriété et vertu que je trouve au14 palmier, qui n’est autre que la sainte humilité. Car, encore que la palme soit le prince des arbres, elle est néanmoins la plus humble; ce qu’elle témoigne en ce qu’elle cache ses fleurs dedans des bourses qui sont faites en forme de gaines et étuis. Ce qui nous représente très bien la différence des âmes qui tendent à la perfection d’avec les autres, la différence des justes d’avec ceux qui vivent selon le monde; car ceux-là, les mondains qui vivent selon les lois de la terre, dès qu’ils ont quelque bonne pensée ou quelque cogitation15 qui leur semble digne d’être estimée, ou s’ils ont quelque vertu, ils ne sont jamais en repos jusque à tant qu’ils l’aient manifestée et fait paraître à tous ceux qu’ils rencontrent. En quoi ils courent le même risque que les arbres qui sont prompts au printemps de jeter leurs fleurs, comme sont les amandiers; car si d’aventure16 la gelée les surprend, ils périssent et ne portent point de fruit. Ces hommes mondains qui sont si légers à faire épanouir leurs fleurs au printemps de cette vie mortelle par un esprit d’orgueil et d’ambition, courent toujours fortune d’être pris par la gelée qui leur fait perdre le fruit de leurs actions. Au contraire, les justes tiennent toutes leurs fleurs resserrées17 dans l’étui de la sainte humilité et ne les font point paraître, tant qu’ils peuvent, jusque aux grosses chaleurs, lorsque Dieu, ce divin Soleil de justicej, viendra réchauffer puissamment leurs cœurs en la vie éternelle, où ils porteront à jamais les doux fruits de la félicité et de l’immortalité. La palme ne fait point voir ses fleurs jusque à tant que l’ardeur véhémente du soleil vienne à faire fondre ces gaines, étuis ou bourses dans lesquelles elles sont encloses; après quoi, soudain elles font voir leurs fruits. De même en fait l’âme juste, car elle tient ses fleurs cachées, c’est-à-dire ses vertus, sous le voile de la très sainte humilité jusque à la mort, en laquelle Notre-Seigneur les fait éclore et les laisse voir au dehors, d’autant que les fruits ne doivent pas tarder à paraître.

Combien ce grand Saint dont nous parlons fut fidèle en ceci! on ne le peut dire selon sa perfection, car en quelle abjection ne vécut-il pas tout le temps de sa vie ; pauvreté et abjection sous laquelle il tenait cachées ses grandes vertus et dignités. Mais quelles dignités, mon Dieu être gouverneur de Notre-Seigneur, et non seulement cela, mais être son Père putatif18, mais être Epoux de sa très sainte Mère! Oh! vraiment, je ne doute nullement que les Anges, ravis d’admiration, ne vinssent troupes à troupes le considérer, et admirer son humilité, lorsqu’il tenait ce cher Enfant dans sa pauvre boutique, où il travaillait de son métier pour nourrir le Fils et la Mère qui étaient avec lui.

Il n’y a point de doute que saint Joseph, mes chères Sœurs, ne fût plus vaillant que David, et n’eût plus de sagesse que Salomon et que les autres quels qu’ils fussent; néanmoins, le voilà réduit à l’exercice de la charpenterie. Qui eût pu juger cela s’il n’eût été éclairé de la lumière céleste, tant il tenait resserrés tous les dons dont Dieu l’avait gratifié ? Mais quelle sagesse n’avait-il pas, puisque Dieu lui donna la charge de son Fils très cher et qu’il fut choisi pour être son gouverneur? Si les princes de la terre ont tant de soin, comme étant une chose très importante, de donner un gouverneur des plus capables à leurs enfants, hé, pensons-nous que Dieu ne fît pas que le gouverneur de son Fils fût le plus accompli homme du monde en toutes sortes de perfections, selon la dignité et l’excellence de la chose gouvernée, qui était son Fils, très glorieux Prince universel du Ciel et de la terre? Comme se pourrait-il faire que, l’ayant pu, il ne l’ait voulu et ne l’ait fait ? Il n’y a donc nul doute que saint Joseph n’ait été doué de toutes les grâces et de tous les dons que méritait la charge que le Père éternel lui voulait donner, du mystère de l’Incarnation de Notre-Seigneur et de la conduite de sa famille qui n’était composée que de trois, qui nous représentent la très sainte et adorable Trinité. Non qu’il y ait de la comparaison, sinon en ce qui regarde Notre-Seigneur, qui est une Personne de la très sainte et glorieuse Trinité, car quant aux autres, ce sont des créatures ; mais pourtant nous pouvons dire que c’est la trinité en terre, comme la très sainte Trinité est au Ciel. Marie, Jésus et Joseph; Joseph, Jésus et Marie, trinité merveilleusement recommandable et digne d’être honorée.

Vous entendez donc combien la dignité de saint Joseph était relevée, et combien il était rempli de toutes sortes de vertus; néanmoins, vous vous souviendrez d’ailleurs combien il était rabaissé et humilié plus qu’il ne se peut dire ni imaginer. Son exemple suffit pour le bien entendre. Il s’en va en son pays et en sa ville de Bethléem, et nul n’est rejeté de tous les logis que lui, au moins que l’on sache; si qu’il fut contraint de se retirer, et conduire sa chaste Epouse dans une étable, parmi les bœufs et les ânes. (Luc., II, 4-7) En quelle extrémité était réduite son abjection et son humilité! Son humilité fut la cause qu’il voulut quitter Notre-Dame quand il la vit enceinte (I. Matt., I, 19); car saint Bernard dit qu’il fit ce discours en soi-même Je sais qu’elle est vierge, car nous avons fait vœu par ensemble de garder notre virginité et pureté, à quoi elle ne voudrait nullement manquer; d’ailleurs, je vois qu’elle est enceinte et qu’elle est mère : comment se peut-il faire que la virginité se trouve en la maternité, et que la virginité n’empêche pas la maternité? O Dieu, dit-il en soi-même, ne serait-ce point cette glorieuse Vierge dont les Prophètes assurent qu’elle concevra et sera Mère du Messiem Oh ! si cela est, à Dieu ne plaise que je demeure avec elle, moi qui suis si indigne. Mieux vaut que je l’abandonne secrètement, à cause de mon indignité, et que je n’habite davantage19 en sa compagnie. Sentiment d’une humilité si admirable, laquelle fit écrier saint Pierre20 en la nacelle où il était avec Notre-Seigneur, lorsqu’il vit sa toute-puissance manifestée en la grande prise des poissons, au seul commandement qu’il leur avait fait de jeter leurs filets dans la mer: O Seigneur, dit-il tout transporté d’un semblable sentiment d’humilité que saint Joseph, retirez-vous de moin, car je ne suis pas digne d’être avec vous. Je sais bien que si je me jette dans la mer je périrai; mais vous, qui êtes tout-puissant, marcherez sans danger à pied sec sur les ondes, c’est pourquoi je vous supplie vous retirer de moi et non pas que je m’en retire.

Mais si saint Joseph était si soigneux de tenir resserrées ses vertus sous l’abri de la très sainte humilité, il avait un soin très particulier de cacher la très précieuse perle de la virginité; c’est pourquoi il consentit d’être marié, afin que personne ne le pût connaître, et que dessous21 le voile du mariage il pût vivre à couvert. Sur quoi les vierges et celles ou ceux qui veulent vivre chastement sont enseignés qu’il ne leur suffit pas d’être vierges si elles ne sont humbles, et si elles ne retirent leur pureté dans la poche précieuse de l’humilité; car autrement, il leur arrivera tout ainsi qu’aux folles vierges, lesquelles, faute d’humilité, furent chassées des noces de l’Epouxo, et partant contraintes d’aller aux noces du monde, où l’on n’observe pas le conseil de 1’Epoux céleste qui dit qu’il faut être humble pour entrer aux noces, je veux dire qu’il faut pratiquer l’humilité car, dit-ilp, allant aux noces, ou étant invité aux noces, prends la dernière place. En quoi nous voyons combien l’humilité est nécessaire pour la conservation de la virginité, puisque sans cette vertu l’on doit être indubitablement rejeté du céleste banquet et du festin nuptial que Dieu prépare aux vierges en la céleste demeure.

L’on ne tient pas les choses précieuses, surtout les onguents odoriférants à l’air; car, outre que ces odeurs viendraient à s’en aller22, les mouches les gâteraient et feraient perdre leur prix et leur valeurq. De même ces âmes justes, craignant de perdre le prix et la valeur de leurs bonnes oeuvres, les resserrent ordinairement dans une boîte, mais non une boîte commune, non plus que les onguents précieux, mais dans une boîte d’albâtre, telle que celle que sainte Magdeleine répandit sur le chef sacré de Notre-Seigneurr lorsqu’il rétablit sa virginité, non essentielle mais réparée, laquelle est quelquefois plus excellente, étant rétablie par la pénitence, que non pas celle qui n’a point reçu de tare, et qui est accompagnée de moins d’humilité. Boîte d’albâtre, où nous devons, à l’imitation de Notre-Dame et de saint Joseph, resserrer nos vertus et tout ce qui peut nous faire estimer des hommes, nous contentant de plaire à Dieu en demeurant sous le voile sacré de l’abjection de nous-mêmes, attendant, ainsi que nous avons dit, que Dieu, venant pour nous retirer au lieu de sûreté, qui est la gloire, fasse lui-même paraître nos vertus pour son honneur et gloire.

Mais quelle plus parfaite humilité peut-on imaginer que celle de saint Joseph? Je laisse à part celle de Notre-Dame, car nous avons déjà dit que saint Joseph recevait un grand accroissement en toutes les vertus par forme de réverbération que celles de la Sainte Vierge faisaient en lui. Il a une très grande part en ce trésor divin qu’il avait chez lui, qui est Notre-Seigneur, et cependant il se tient si rabaissé et si humilié qu’il semble qu’il n’y ait point de part; toutefois il lui appartient plus qu’à nul autre après la Sainte Vierge; nul n’en peut douter, puisqu’il était de sa famille et était Fils naturel de son Epouse qui lui appartenait. Si un oiseau, une colombe (pour prendre la comparaison plus conforme à la pureté des Saints dont nous parlons), si une colombe donc portait en son bec une datte, laquelle elle laissât tomber dans un jardin, l’on ne dirait pas que le palmier qui en viendrait fût à la colombe qui aurait laissé choir24 la datte, ains le palmier appartiendrait à celui à qui est le jardin. Oh! Si cela est ainsi, qui osera douter que le Saint-Esprit, comme un divin Colombeau, ayant laissé tomber cette divine datte dans le jardin clos et fermé de la très Sainte Vierge (jardin scellés et environné de toutes parts des haies du saint vœu de la virginité et chasteté toute immaculée, lequel appartenait au glorieux saint Joseph comme l’épouse à l’époux), qui doutera que ce divin palmier, qui porte des fruits qui nourrissent à l’immortalité, n’appartienne quant et quant à ce grand Saint, lequel pourtant ne s’en étonne25 point, n’en devient point plus superbe, ni ne s’en estime point davantage, ains en devient toujours plus humble?

O Dieu, qu’il faisait bon voir la révérence et le respect avec lequel il traitait, tant avec la Mère qu’avec le Fils. Il avait bien voulu quitter la Mère, ne sachant encore tout à fait la grandeur de sa dignité; en quelle admiration et profond anéantissement était-il par après, quand il se vit tant honoré que Notre-Seigneur et Notre-Dame se rendaient obéissants à ses volontés et ne faisaient rien que par son commandement ! Ceci est une chose qui ne se peut comprendre; c’est pourquoi il nous faut passer ce point, puisque tout ce que nous pourrions dire de l’humilité de ce glorieux Saint ne serait rien en comparaison de ce que nous en laisserions à dire.

La troisième vertu ou propriété que je remarque en la palme, est la vaillance, la constance, la force, vertu qui s’est trouvée en un degré éminent en notre Saint. La palme a une force, une vaillance et même une constance très grande au-dessus de tous les autres arbres ; aussi est-il le premier de tous. La palme montre sa force et sa constance en ce que, plus elle est chargée, plus elle monte en haut; ce qui est tout au contraire non seulement aux26 autres arbres, mais en toute autre chose, car plus on est chargé et plus on s’abaisse contre terre. Mais la palme montre sa force et sa constance en ne se soumettant pas à s’abaisser pour aucune charge que l’on mette sur elle; c’est son instinct de monter en haut, et partant elle le fait sans qu’on l’en puisse empêcher. Elle montre sa vaillance en ce que ses feuilles sont faites comme des épées, et semble en avoir autant qu’elle porte de feuilles.

C’est certes à juste raison que saint Joseph est dit ressembler à la palme, car il fut toujours constant, fort, vaillant et persévérant. Il y a beaucoup de différence entre la constance et la persévérance, entre la force et la vaillance. Nous appelons un homme constant, lequel se tient ferme et préparé à souffrir les assauts de ses ennemis, sans s’étonner ni perdre courage; mais la persévérance regarde principalement un certain ennui intérieur qui nous arrive en la longueur de nos peines, qui est un ennui aussi puissant que l’on en puisse rencontrer. Or, la persévérance fait que l’homme méprise cet ennui en telle sorte qu’il en demeure victorieux par une continuelle égalité et soumission à la volonté de Dieu. La force est ce qui fait que l’homme résiste puissamment aux attaques de ses ennemis; mais la vaillance est une vertu qui fait que l’on ne se tient pas seulement prêt pour combattre et résister quand l’occasion s’en présente, mais elle fait que l’on attaque l’ennemi à l’heure même qu’il y pense le moins, qu’il ne dit mot.

Notre glorieux Saint fut doué de toutes ces vertus et les exerça merveilleusement bien. Pour ce qui est de la constance, ne la montra-t-il pas avoir, lorsque, voyant Notre-Dame enceinte, il ne savait point comme cela se pouvait faire? Mon Dieu, quelle détresse, quelles tranchées27, quelle confusion d’esprit n’avait-il pas! Et néanmoins, voyez sa constance: il ne se plaint point, il n’en est pas plus rude ni plus mal gracieux envers son Epouse, il ne la maltraite point pour cela, demeurant aussi doux et aussi respectueux en son endroit qu’il voulait être28. Mais quelle vaillance et quelle force ne témoigne-t-il pas avoir en la victoire qu’il remporta sur les deux plus grands ennemis de l’homme, qui sont le diable et le monde, et cela par la pratique d’une parfaite humilité, comme nous avons remarqué, en tout le cours de sa vie! Le diable est tellement ennemi de l’humilité, parce que, faute de l’avoir, il fut déchassé29 du Ciel et précipité aux enfers (Is., XIV, 11-15) (comme si l’humilité était la cause de ce qu’il ne la voulut pas choisir pour compagne inséparable), qu’il n’y a invention ni artifice dont il ne se serve pour faire déchoir l’homme de l’affectionner, et d’autant plus qu’il sait que c’est une vertu qui le rend infiniment agréable à Dieu. Si que nous pouvons bien dire : Vaillant et fort est l’homme qui persévère en icelle, parce qu’il demeure vainqueur du diable et du monde tout ensemble, qui est rempli d’ambition, de vanité et d’orgueil.

Quant à la persévérance, qui est contraire à cet ennemi intérieur qui est l’ennui qui nous survient en la continuation des choses abjectes, des mauvaises fortunes, s’il faut ainsi dire, ou bien en divers accidents qui nous arrivent, combien ce Saint fut éprouvé de Dieu et des hommes mêmes! Ce voyage d’Egypte nous l’enseigne assez : l’Ange lui commande de partir promptement, et de mener Notre-Dame et son Fils très saint en Egypteu, Le voilà que soudain il part sans dire: Où irai-je? quel chemin tiendrai-je ? de quoi nous nourrirons-nous? qui nous y recevra? Il part d’aventure30 avec ses outils sur son dos, afin de gagner sa pauvre vie et celle de sa famille à la sueur de son visage. Oh! combien cet ennui dont nous parlons le devait presser! Vu mêmement31 que l’Ange ne lui avait point dit le temps qu’il y devait être; si qu’il ne pouvait s’établir ni demeurer assuré32, ne sachant quand l’Ange lui dirait qu’il s’en revînt. Il pouvait bien penser que ce serait peut-être tandis qu’il serait en chemin, y ayant assez de temps pour faire mourir l’ennemi pour lequel il fuyait ainsi.

Saint Paulv a tant admiré l’obéissance d’Abraham lorsque Dieu lui commanda de sortir de sa terrew, d’autant que Dieu ne lui dit pas de quel côté il irait, ni Abraham ne lui demanda pas: Seigneur, vous me dites que je sorte, mais dites-moi donc de quel côté je sortirai; ains il se mit en chemin et allait selon que l’Esprit le conduisait. Oh! combien est admirable la parfaite obéissance de saint Joseph! L’Ange ne lui dit point jusques à quand il serait en Egypte, et il ne s’en enquit point. Il y demeura l’espace de cinq ans, comme la plupart croient, sans qu’il s’informât de son retour, s’assurant que Celui qui lui avait commandé qu’il y allât, lui commanderait derechef quand il s’en faudrait retourner; à quoi il était toujours prêt d’obéir. Il était en une terre non seulement étrangère mais ennemie des Israélites, d’autant que les Egyptiens se repentaient encore de ce qu’ils les avaient quittés et avaient été cause qu’une grande partie des Egyptiens furent submergés lorsqu’ils les poursuivaient. Je vous laisse à penser quel désir devait avoir saint Joseph de s’en retourner, à cause des continuelles craintes qu’il pouvait avoir parmi les Egyptiens. L’ennui de ne savoir quand il sortirait devait sans doute grandement affliger son esprit, tourmenter son pauvre cœur; néanmoins il demeure toujours lui-même, toujours doux, tranquille et persévérant en la soumission au bon plaisir de Dieu auquel34 il se laissait pleinement conduire ; car, comme il était justey, il avait toujours sa volonté ajustée, jointe et conforme à celle de son Dieu en toutes sortes d’évènements, soit prospères, soit adverses.

Que saint Joseph n’ait toujours été parfaitement soumis à la volonté de Dieu, nul n’en doit douter; car ne voyez-vous pas comme l’Ange le tourne à toutes mains ? Il lui dit qu’il faut aller en Egypte, il y va; il commande qu’il revienne, il s’en revient; Dieu veut qu’il soit toujours pauvre, qui est une des plus puissantes35 épreuves que l’on nous puisse faire, et il s’y soumet amoureusement, et non pas pour un temps, car il fut pauvre toute sa vie. Mais de quelle pauvreté ? d’une pauvreté rejetée, méprisée et nécessiteuse.

La pauvreté volontaire dont les Religieux font profession est fort aimable, d’autant qu’elle n’empêche pas qu’ils ne reçoivent et prennent les choses qui leur sont nécessaires, car elle leur défend et les prive seulement des superfluités. Mais la pauvreté de saint Joseph, de Notre-Seigneur et de Notre-Dame n’était pas telle, car si bien elle n’était pas volontaire, elle ne laissait pas pourtant d’être abjecte, rejetée et fort nécessiteuse, quoique grandement chérie et aimée d’eux; car chacun tenait ce grand Saint comme un pauvre charpentierz, lequel sans doute ne pouvait pas tant faire qu’il ne leur manquât plusieurs choses nécessaires, bien qu’il se peinât36, avec une affection incomparable, pour l’entretenement37 de sa pauvre petite famille. Après quoi il se soumettait très humblement à la volonté de Dieu en la continuation de sa pauvreté et de son abjection, sans se laisser aucunement vaincre ni terrasser par l’ennui intérieur, qui sans doute lui faisait maintes attaques ; mais il demeurait toujours constant et joyeux en sa soumission laquelle, comme toutes ses autres vertus, allait toujours croissant et se perfectionnant ; ainsi que Notre-Dame, qui gagnait tous les jours un surcroît de vertus et de perfections qu’elle prenait en son Fils très saint, lequel ne pouvait croître en aucune chose, d’autant qu’il fut dès l’instant de sa conception tel qu’il est et sera éternellementa'. Cela faisait que cette sainte Famille allait toujours croissant et avançant en perfection, Notre-Dame tirant sa perfection de sa divine Bonté, et saint Joseph la recevant par l’entremise de Notre-Dame.

Que reste-t-il de plus à dire maintenant, sinon que nous ne devons nullement douter que ce glorieux Saint n’ait beaucoup de crédit dans le Ciel auprès de Celui qui l’a tant favorisé que de l’y élever en corps et en âme; ce qui est d’autant plus probable que nous n’en avons nulle relique çà-bas38 en terre, et il me semble que nul ne peut douter de cette vérité; car comme eût pu refuser cette grâce à saint Joseph, Celui qui lui avait été si obéissant tout le temps de sa vie? Sans doute que Notre-Seigneur descendant aux Limbes, fut arraisonné39 par saint Joseph en cette sorte: Mon Seigneur, ressouvenez-vous, s’il vous plaît, que quand vous vîntes du Ciel en terre, je vous reçus en ma maison, en ma famille, et que dès que vous fûtes né, je vous reçus entre mes bras. Maintenant, prenez-moi sur les vôtres, et comme j’ai eu le soin de vous nourrir et conduire durant votre vie mortelle, prenez soin de moi et de me conduire en la vie immortelle.

S’il est vrai que nous devons croire qu’en vertu du Saint-Sacrement nos corps ressusciteront au jour du jugementb', comme pourrions-nous douter que Notre-Seigneur ne fît monter quant et lui, en corps et en âme, le glorieux saint Joseph qui avait eu l’honneur et la grâce de porter si souvent entre ses bras Notre-Seigneur? Oh! Combien de baisers lui donna-t-il fort tendrement de sa bénite bouche, pour récompenser en quelque façon son travail !

Saint Joseph donc est au Ciel en corps et en âme, c’est sans doute. Ah! combien serions-nous heureux si nous pouvions mériter d’avoir part en ses saintes intercessions! Car rien ne lui sera refusé, ni de Notre-Dame, ni de son Fils glorieux. Il nous obtiendra, si nous avons confiance en lui, un grand accroissement en toutes sortes de vertus, mais spécialement en celles que nous avons trouvé qu’il avait en plus haut degré que toutes autres, qui sont: la grande pureté de corps et d’esprit, la très aimable vertu d’humilité et la constance, vaillance et persévérance qui nous rendront victorieux en cette vie de nos ennemis, et nous feront mériter la grâce d’aller jouir en la vie éternelle des récompenses qui sont préparées à ceux qui imiteront l’exemple que saint Joseph leur a donné étant en cette vie; récompense qui ne sera rien moins que la félicité éternelle, en laquelle nous jouirons de la claire vision du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

DIEU SOIT BÉNI !

1 C’est encore un Sermon fait à l’église, et non pas un Entretien familier fait au parloir.

a . Ps. XCI, 13.

2 brodée

b . Gen., XXXVII, 3, XLI, 42

c . Is., LXI, 10; Bar., y, 2.

d Is., VII, 14

3 confiât, remît

e Cant., II, 3

4 apporté quelque chose du sien

5 de même que

6 vivement, au naturel

f Malach., IV, 2

7 aussi

8 sujet

g Matt., XXII, 30 ; Luc., XX, 36

9 chargé

10 d’être le

11 confirmer

h Cap. VIII, 8, 9

12 dans lequel

13 loin de la vouloir

i Cant., IV, 4, VII, 4

14 dans le

15 considération

16 par hasard

17 enfermées, cachées

j Malach., IV, 2

18 nourricier

m Is., VII, 14

19 plus longtemps

20 que saint Pierre s’écria

n Luc., V, 3-8

21 sous

o Matt., XXV,7-12

p Luc., XIV, 8-10

22 s’éventer

q Eccles., X, 1

r Matt., XXVI, 7

24 tomber

s Cant., 1V, 12.

25 trouble

26 dans les

27 douleurs violentes

28 avait coutume d’être

29 chassé

u Matt., 11, 13, 14

30 sans dessein arrêté

31 même

32 en assurance

v Heb.,XI, 8, 9

w Gen., XII, 1

34 par qui

y Matt., 1, 19

35 grandes

z Matt., XIII, 55 ; Marc., VI, 3.

36 se donnât beaucoup de peine

37 entretien

a' Heb., XIII, 8.

38 ici-bas sur la

39 interpellé

b' Joan., VI, 55.