ICRSP

PANÉGYRIQUE DE SAINT  FRANÇOIS  DE  SALES PAR BOSSUET

Ce panégyrique fut prononcé le 28 décembre 1662, à Paris, dans un couvent de la Visitation.

 

Saint François de Sales fut béatifié en 1061, le jour anniversaire de sa mort, le 28 décembre. On crut dès lors que sa fête serait fixée ce jour-là; c'est pourquoi les orateurs sacrés tirent, l'année suivante, son panégyrique le 28 décembre. La canonisation eut lieu trois ans plus tard, le 19 avril 1665; mais l'Eglise voulut que le 28 décembre restât consacré sans partage aux saints Innocents; elle fixa la fête de saint François de Sales au 29 janvier.

 

Ces faits vont nous expliquer deux passages du panégyrique. On a pu voir que le 28 décembre est la fête des Innocents; de là ces paroles qui commencent l'exorde : « Laissons un spectacle de cruauté;... laissons des petits enfants qui emportent la couronne des hommes... » Ensuite le panégyrique fut prêché après la béatification, trois ans avant la canonisation du Saint; voilà pourquoi le prédicateur dit aux filles de saint François de Sales, aussi dans l'exorde : « C'est ce qui me fait désirer, mes Sœurs, pour votre entière satisfaction, que l'éloge de ce grand homme se fasse bientôt en ce lieu auguste où se prononcent les oracles du christianisme (dans la chaire de saint Pierre). Mais eu attendant ce glorieux jour,... qui ouvrira la bouche aux prédicateurs, » etc. On trouvera, dans le premier point de notre panégyrique, une longue note marginale. Cette note appartenait primitivement au panégyrique de sainte Catherine; mais Bossuet l'a effacée en ce dernier endroit pour la transporter au premier. Voilà ce que disent les éditeurs après Déforis.

 

Ille erat lucerna ardens et lucens.

 

Il était une lampe ardente et luisante. Joan., V, 35.

 

Laissons un spectacle de cruauté, pour arrêter notre vue sur l'image de la douceur même : laissons des petits enfants qui emportent la couronne des hommes, pour admirer un homme qui a l'innocence et la simplicité des enfants : laissons des mères désolées qui ne veulent point recevoir de consolation dans la perte qu'elles font de leurs fils, pour contempler un Père toujours constant qui a amené lui-même ses filles à Dieu, afin de les immoler de ses propres mains par la mortification religieuse. Il n'est pas malaisé, ce semble, de louer un Père si vénérable devant des filles si respectueuses, puisqu'elles ont le cœur si bien préparé à écouter ses louanges : mais à le considérer par un autre endroit, cette entreprise est fort haute, parce qu'étant si justement prévenues d'une estime extraordinaire de ses vertus, il n'est rien de plus difficile que de satisfaire à leur piété, remplir leurs justes désirs et égaler leurs grandes idées. C'est ce qui me fait désirer, mes Sœurs, pour votre entière satisfaction, que l'éloge de ce grand homme se fasse bientôt en ce lieu auguste où se prononcent les oracles du christianisme. Mais en attendant ce glorieux jour trop éloigné pour nos vœux, qui ouvrira la bouche des prédicateurs pour faire retentir par toutes les chaires les mérites incomparables de François de Sales, votre très-saint Instituteur, nous pouvons nous entretenir en particulier de ses admirables vertus, et honorer avec ses enfants sa bienheureuse mémoire, qui est plus douce à tous les fidèles qu'une composition de parfums, comme parle l'Ecriture sainte (Eccli. , XLIX, 1). Commençons donc, chères âmes, cette sainte conversation avec la bénédiction du Ciel; et pour implorer son secours, employons les prières de la sainte Vierge, en disant : Ave.

 

Il y a assez de fausses lumières, qui ne veulent briller dans le monde que pour attirer l'admiration par la surprise des yeux. Il est assez naturel aux hommes de vouloir s'élever aux lieux éminents, pour étaler de loin avec pompe l'éclat d'une superbe grandeur. Ce vice si commun dans le monde est entré bien avant dans l'Eglise, et a gagné jusqu'aux autels. Beaucoup veulent monter dans les chaires, pour y charmer les esprits par leur science et l'éclat de leurs pensées délicates; mais peu s'étudient comme il faut à se rendre capables d'échauffer les cœurs par des sentiments de piété. Beaucoup s'empressent avec ardeur de paraître dans les grandes places pour luire sur le chandelier (Luc., XII, 49) ; peu s'appliquent sérieusement à jeter dans les âmes ce feu céleste que Jésus a apporté sur la terre.

 

François de Sales, mes Sœurs, votre saint et admirable Instituteur, n'a pas été de ces faux luisants qui n'attirent que des regards curieux et des acclamations inutiles. Il avait appris de l'Evangile que les amis de l'Epoux et les ministres de sa sainte Eglise devaient être ardents et luisants; qu'ils devaient non-seulement éclairer, mais encore échauffer la maison de Dieu : Ille erat lucerna ardens et lucens. C'est ce qu'il a fidèlement accompli durant tout le cours de sa vie, et il ne sera pas malaisé de vous le faire connaître fort évidemment par cette réflexion.

 

Trois choses principalement lui ont donné beaucoup d'éclat dans le monde : la science, comme docteur et prédicateur ; l'autorité, comme évêque ; la conduite, comme directeur des âmes. La science l'a rendu un flambeau capable d'illuminer les fidèles; la dignité épiscopale a mis ce flambeau sur le chandelier pour éclairer toute l'Eglise ; et le soin de la direction a appliqué cette lumière bénigne à la conduite des particuliers. Vous voyez combien reluit ce flambeau sacré; admirez maintenant comme il échauffe. Sa science pleine d'onction attendrit les cœurs ; sa modestie dans l'autorité enflamme les hommes à la vertu ; sa douceur dans la direction les gagne à l'amour de Notre-Seigneur. Voilà donc un flambeau ardent et luisant : si sa science reluit parce qu'elle est claire, elle échauffe en même temps parce qu'elle est tendre et affective ; s'il brille aux yeux des hommes par l'éclat de sa dignité, il les édifie, les excite, les enflamme tout ensemble par l'exemple de sa modération ; enfin si ceux qu'il dirige se trouvent éclairés fort heureusement par ses sages et salutaires conseils, ils se sentent aussi vivement touchés par sa charmante douceur : et c'est ce que je me propose de vous expliquer dans les trois parties de ce discours.

 

PREMIER POINT

 

Plusieurs considèrent Jésus-Christ comme un sujet de recherches curieuses, et pensent être savants dans son Ecriture quand ils y ont rencontré, ou des questions inutiles, ou des rêveries agréables. François de Sales, mes Sœurs, a cherché une science qui tendît à la piété ; et afin que vous entendiez dans le fond et de quelle sorte Jésus-Christ veut être connu, remontez avec moi jusqu'au principe.

 

Il y a deux temps à distinguer, qui comprennent tout le mystère du christianisme : il y a le temps des énigmes, et ensuite le temps de la claire vue; le temps de l'obscurité, et après celui des lumières ; enfin le temps de croire, et le temps de voir. Cette distinction étant supposée, tirons maintenant cette conséquence. Dans le temps de la claire vue, c'est alors que les esprits seront satisfaits par la manifestation de la vérité. Car « nous verrons Dieu face à face : » Videbimus facie ad faciem (I Cor., XIII, 12) : et là découvrant sans aucun nuage la vérité dans sa source, nous trouverons de quoi contenter toutes nos curiosités raisonnables. Maintenant quelle est notre connaissance ? Connaissance obscure et enveloppée, qui nous fait entrevoir de loin quelques rayons de lumière à travers mille nuages épais ; connaissance par conséquent qui n'a pas été destinée pour nous satisfaire, mais pour nous conduire, et qui est plutôt pour le cœur que pour l'esprit. Et c'est ce qui a fait dire au divin Sauveur : Beati mundo corde, quoniam ipsi Deum videbunt (Matth., V, 8) :« Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils verront Dieu. » Videbunt : ils verront un jour, et alors ce sera le temps de satisfaire l'esprit; maintenant c'est le temps de travailler pour le cœur en le purifiant par le saint amour, et ce doit être tout l'objet de notre science.

 

Approfondissons davantage cette matière importante, et apprenons par les saintes Lettres quelle est la science de cette vie. L'apôtre saint Pierre la compare à un flambeau allumé parmi les ténèbres : Lucernœ ardenti in caliginoso loco (II Petr., I, 19). Traduisons mot à mot ces belles paroles : « C'est une lampe allumée dans un lieu obscur. » C'est pourquoi si ce flambeau a de la lumière, il doit avoir encore beaucoup plus d'ardeur, parce qu'elle doit attirer.

 

Cela paraît par une belle distinction que nous apprenons de l'Evangile. Il y a le temps de voir : alors L'esprit sera satisfait dans toutes ses curiosités raisonnables. « Nous verrons face à face : » Facie ad faciem. Maintenant ce n'est pas le temps. «Nous ne voyons qu'en énigme : » Speculum in œnigmate (I Cor., XIII, 12). Ainsi il ne faut pas penser en cette vie à repaître la curiosité et le désir de savoir : c'est pourquoi « heureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils verront Dieu : » Beati mundo corde, quoniam Deum videbunt (Matth., V, 8). Videbunt : ils verront. Alors ce sera le temps de satisfaire l'esprit; maintenant c'est le temps de purifier le cœur. Aussi voyons-nous que le Fils de Dieu nous a donné des lumières, non autant qu'il en faut pour nous satisfaire, mais autant qu'il en faut pour nous conduire. Quand au milieu de la nuit on présente une lampe à un homme, ce n'est pas pour réjouir sa vue par la beauté de la lumière : le jour est destiné pour cela. Alors ou voit le soleil qui anime toutes les couleurs, et qui réjouit par une lumière vive et éclatante toute la face de la nature. Cette petite lumière qu'on vous met en attendant devant les yeux, n'est destinée que pour vous conduire. Ainsi eu a-t-on fait aux hommes; et ce n'est pas moi qui le dis, c'est l'Ecriture elle-même qui compare la saine doctrine « à une lampe allumée pendant la nuit : » Quasi lucernœ lucenti in caliginoso loco (II Petr. , I, 19). Voici le temps de l'obscurité : ténèbres de toutes parts. Cependant de peur que nous ne nous heurtions, « Dieu allume devant nos yeux un petit luminaire : » Luminare minus ut prœesset nocti (Gen., I, 16). Il y a le grand luminaire qui préside au jour: c'est la lumière de gloire que nous verrons. Il y faut maintenant un moindre pour présider à la nuit : c'est la doctrine de l'Evangile au milieu des ténèbres qui nous environnent. « Un petit rayon de clarté nous trace un sentier étroit par où nous pouvons marcher sûrement jusqu'à ce que le jour arrive et que le soleil se lève eu nos cœurs : » Lucerna in caliginoso loco, donec dies illucescat, et lucifer oriatur in cordibus nostris. Ne vous arrêtez pas à cette lumière seulement pour la contempler. Si vous voulez jouir pleinement du spectacle de la lumière, attendez le jour; cependant marchez et avancez à la faveur de cette lumière qui vous est donnée pour vous conduire : Inspice, et fac secundùm exemplar quod tibi in monte monstratum est (Exod., XXV, 40). Le flambeau allumé devant vous a de la lumière, mais il a encore plus d'ardeur. Jésus-Christ dit de saint Jean, qui a commencé à faire briller la lumière de l'Evangile et la science du salut (Luc., i, 77), ces paroles importantes: Ille erat lucerna ardens et lucens ; et voluistis ad horam exultare in luce ejus (Joan., V, 35). Voilà nos curieux qui veulent se réjouir à la lumière. Pourquoi divisent-ils le flambeau, en admirant son éclat et méprisant son ardeur? Il fallait joindre l'un à l’autre, et se laisser plutôt embraser. Car encore que ce flambeau ait de la lumière, il a beaucoup plus d'ardeur. La lumière est comme cachée : Thesauri scientiœ absconditi (Coloss., II, 3); l'ardeur de la charité s'y découvre de toutes parts : Apparuit humanitas et benignitas (Tit, III, 4). Jésus-Christ nous montre quelque étincelle de la lumière de vérité à travers des nuages et des paraboles : il n'y a que la charité qui est étalée à découvert. Pour la première quelques paroles; pour la seconde tout son sang. Pourquoi, sinon pour nous l'aire entendre qu'il veut luire mais qu'il veut encore plus échauffer et embraser les cœurs par son saint amour?

 

C'est pourquoi notre saint évêque a étudié dans l'Evangile de Jésus-Christ une science lumineuse, à la vérité, mais encore beaucoup plus ardente ; et aussi quoiqu'il sût convaincre, il savait bien mieux convertir. Le grand cardinal du Perron en a rendu un beau témoignage. Ce rare et admirable génie, dont les ouvrages presque divins sont le plus ferme rempart de l'Eglise contre les hérétiques modernes, a dit plusieurs fois qu'il convaincrait bien les errants ; mais que si l'on voulait qu'ils se convertissent, il fallait les conduire à notre Prélat. Et en effet il n'est pas croyable combien de brebis errantes il a ramenées au troupeau : c'est que sa science pleine d'onction ne brillait que pour échauffer. Des traits de flammes sortaient de sa bouche, qui allaient pénétrer dans le fond des cœurs. Il savait que la chaleur entre bien plus avant que la lumière : celle-ci ne fait qu'effleurer et dorer légèrement la surface; la chaleur pénètre jusqu'aux entrailles pour en tirer des fruits merveilleux, et y produire des richesses inestimables. C'est cette bénigne chaleur qui donnait une efficace si extraordinaire à ses divines prédications, que dans un pays fort peuplé de son diocèse, où il n'y avait que cent catholiques quand il commença de prêcher, à peine y restait-il autant d'hérétiques quand il y eut répandu cette lumière ardente de l'Evangile.

 

Mais ne vous persuadez pas qu'il n'ait converti que les hérétiques : cette science ardente et luisante agissait encore bien plus fortement sur les domestiques de la foi. Je trouve dans ces derniers siècles deux hommes d'une sainteté extraordinaire, saint Charles Borromée et François de Sales. Leurs talents étaient différents et leurs conduites diverses, car chacun a reçu son don par la distribution de l'Esprit; mais tous deux ont travaillé avec même fruit à l'édification de l'Eglise, quoique par des voies différentes. Saint Charles a réveillé dans le clergé cet esprit de piété ecclésiastique. L'illustre François de Sales a rétabli la dévotion parmi les peuples. Avant saint Charles Borromée, il semblait que l'ordre ecclésiastique avait oublié sa vocation, tant il avait corrompu ses voies; et l'on peut dire, mes Sœurs, qu'avant votre saint Instituteur, l'esprit de dévotion n'était presque plus connu parmi les gens du siècle. On reléguait dans les cloîtres la vie intérieure et spirituelle, et on la croyait trop sauvage pour paraître dans la Cour et dans le grand monde. François de Sales a été choisi pour l'aller chercher dans sa retraite, et pour désabuser les esprits de cette créance pernicieuse. Il a ramené la dévotion au milieu du monde; mais ne croyez pas qu'il l'ait déguisée pour la rendre plus agréable aux yeux des mondains : il l'amène dans son habit naturel, avec sa croix, avec ses épines, avec son détachement et ses souffrances. En l'état que la produit ce digne Prélat et dans lequel elle nous paraît en son Introduction à la vie dévote, le religieux le plus austère la peut reconnaître; et le courtisan le plus dégoûté, s'il ne lui donne pas son affection, ne peut lui refuser son estime.

 

Et certainement, chrétiens, c'est une erreur intolérable qui a préoccupé les esprits, qu'on ne peut être dévot dans le monde. Ceux qui se plaignent sans cesse que l'on n'y peut pas faire son salut, démentent Jésus-Christ et son Evangile. Jésus-Christ s'est déclaré le Sauveur de tous, et par là il nous fait connaître qu'il n'y a aucune condition qu'il n'ait consacrée et à laquelle il n'ait ouvert le chemin du ciel. Car, comme dit excellemment saint Jean Chrysostome (In Ep. ad Rom., hom. XXVI, n. 4), la doctrine de l'Evangile est bien peu puissante, si elle ne peut policer les villes, régler les sociétés et le commerce des hommes. Si pour vivre chrétiennement, il faut quitter sa famille et la société du genre humain pour habiter les déserts et les lieux cachés et inaccessibles, les empires seront renversés et les villes abandonnées. Ce n'est pas le dessein du Fils de Dieu : au contraire il commande aux siens de luire devant les hommes (Matth., V, 16). Il n'a pas dit dans les bois, dans les solitudes, dans les montagnes seules et inhabitées; il a dit dans les villes et parmi les hommes: c'est là que leur lumière doit luire, afin que l'on glorifie leur Père céleste. Louons donc ceux qui se retirent, mais ne décourageons pas ceux qui demeurent : s'ils ne suivent pas la vertu, qu'ils n'en accusent que leur lâcheté, et non leurs emplois, ni le monde, ni les attraits de la Cour, ni les occupations de la vie civile.

 

Mais que dis-je ici, chrétiens? Les hommes abuseront de cette doctrine, et en prendront un prétexte pour s'engager dans l'amour du monde. Que dirons-nous donc, mes Frères, et où nous tournerons-nous désormais, si on change en venin tous nos discours? Prêchons qu'on ne peut se sauver dans le monde, nous désespérons nos auditeurs; disons comme il est vrai qu'on s'y peut sauver, ils prennent occasion de s'y embarquer trop avant. O mondains, ne vous trompez pas et entendez ce que nous prêchons. Nous disons qu'on peut se sauver dans le monde, mais pourvu qu'on y vive dans un esprit de détachement; qu'on se peut sauver dans les grands emplois, mais pourvu qu'on les exerce avec justice; qu'on se peut sauver parmi les richesses, mais pourvu qu'on les dispense avec charité ; enfin qu'on se peut sauver dans les dignités, mais pourvu qu'on en use avec cette modération dont notre saint Prélat nous donnera un illustre exemple dans notre seconde partie.

 

SECOND POINT

 

De toutes les passions humaines, la plus fière dans ses pensées et la plus emportée dans ses désirs, mais la plus souple dans sa conduite et la plus cachée dans ses desseins, c'est l'ambition. Saint Grégoire nous a représenté son vrai caractère, lorsqu'il a dit ces mots dans son Pastoral, qui est un chef-d'œuvre de prudence et le plus accompli de ses ouvrages : « L'ambition, dit ce grand Pontife, est timide quand elle cherche, superbe et audacieuse quand elle a trouvé » : « Pavida cùm quœrit, audax cùm pervenerit » (Past., part. I, cap. IX). Il ne pouvait pas mieux nous décrire le naturel étrange de l'ambition, que par l'union monstrueuse de ces deux qualités opposées, la timidité et l'audace. Comme la dernière lui est naturelle et lui vient de son propre fonds, aussi la fait-elle paraître dans toute sa force quand elle a sa liberté toute entière : Audax cùm pervenerit. Mais en attendant, chrétiens, qu'elle soit arrivée au but, elle se resserre en elle-même, elle contraint ses inclinations : Timida cùm quaerit. Et voici la raison qui l'y oblige : c'est, comme dit saint Jean Chrysostome (In Epist. ad Philipp., hom. VII n. 5), que les hommes sont naturellement d'une humeur fâcheuse et contrariante : Contentiosum hominum genus. Soit que le venin de l'envie les empêche de voir le progrès des autres d'un œil équitable, soit qu'en traversant leurs desseins une imagination de puissance qu'ils exercent leur fasse ressentir un plaisir secret et malin, soit que quelque autre inclination malfaisante les oblige à s'opposer les uns aux autres, toujours est-il vrai de dire que l'ardeur d'une poursuite trop ouverte nous attire infailliblement des concurrents et des opposants. C'est pourquoi l'ambition raffinée s'avance d'un pas timide; et tâchant de se cacher sous son contraire pour être mieux déguisée, elle se montre au public sous le visage de la retenue.

 

Voyez cet ambitieux, voyez Simon le Magicien devant les apôtres (Act., VIII, 19, 24): comme il est rampant à leurs pieds, comme il leur parle d'une voix tremblante. Le même, quand il aura acquis du crédit en imposant aux peuples et aux empereurs par ses charmes et par ses prestiges, à quel excès d'arrogance ne se laissera-t-il pas emporter, et combien travaillera-t-il pour abattre ces mêmes apôtres, devant lesquels il paraissait si bassement respectueux?

 

Mais je ne m'étonne pas, chrétiens, que l'ambition se cache aux autres, puisqu'elle ne se découvre pas à elle-même. Ne voyons-nous pas tous les jours que cet ambitieux ne se connaît pas, et qu'il ne sent pas l'ardeur qui le presse et le brûle ? Dans les premières démarches de sa fortune naissante, il ne songeait qu'à se tirer de la boue ; après il a eu dessein de servir l'Eglise dans quelque emploi honorable ; là d'autres désirs se sont découverts, que son cœur ne lui avait pas encore expliqués : c'est que ce feu, qui se prenait par le bas, ne regardait pas encore le sommet du toit : il gagne de degré en degré où sa matière l'attire, et ne remarque sa force qu'en s'élevant. Tel est le naturel des ambitieux, qui s'efforcent de persuader et aux autres et à eux-mêmes qu'ils n'ont que des sentiments modestes. Mais quelque profonds que soient les abîmes où ils tâchent de nous receler leurs vastes prétentions, quand ils seront établis dans les dignités, leur gloire trop longtemps cachée se produira malgré eux par ces deux effets qui ne laissent pas de s'accorder, encore que d'abord ils semblent contraires : l'un est de mépriser ce qu'ils sont; l'autre, de le faire valoir avec excès.

 

Oui, je dis qu'ils méprisent ce qu'ils sont, puisque leur esprit n'en est pas content, qu'ils se plaignent sans cesse de leur mauvaise fortune et qu'ils pensent n'avoir rien fait. Leur vertu, à leur avis, mériterait un plus grand théâtre ; leur grand génie se trouve à l'étroit dans un emploi si borné : cette pourpre ne leur paraît pas assez brillante, et il faudrait pour les satisfaire qu'elle jetât plus de feu. Dans ces hautes prétentions, ils comptent pour rien tout ce qu'ils possèdent. Mais voyez l'égarement de leur ambition : pendant qu'ils méprisent eux-mêmes les honneurs dont ils sont revêtus, ils veulent que tout le monde les considère comme quelque chose d'auguste ; et si peu qu'on ose entreprendre de toucher ce point délicat, vous n'entendrez sortir de leur bouche que des paroles d'autorité pour marquer leur grandeur et leur puissance. Ainsi ce superbe Aman tant de fois cité dans les chaires comme le modèle d'une ambition démesurée, quoiqu'il veuille que toute la terre adore sa puissance prodigieuse, il la méprise lui-même en son cœur ; et il s'imagine n'avoir rien gagné, quand il regarde l'accroissement qui lui manque encore : Hœc cùm omnia habeam, nihil me habere puto (Esth., V, 13). Tant l'ambition est injuste, ou de ne se contenter pas de ce qu'elle veut que le monde admire, ou d'exiger qu'on respecte tant ce qui n'est pas capable de la satisfaire.

 

Ceux qui s'abandonnent, mes Sœurs, à ces sentiments déréglés, peuvent bien luire et briller dans le monde par des dignités éminentes ; mais ils ne luisent que pour le scandale, et ne sont pas capables d'enflammer les cœurs au mépris des vanités de la terre et à l'amour de la modestie chrétienne. C'est, mes Sœurs, notre saint Evêque qui a été véritablement une lumière ardente et luisante, lui qui étant établi dans le premier ordre de la dignité ecclésiastique, s'est également éloigné de ces deux effets ordinaires de l'ambition : de vouloir s'élever plus haut, ou de maintenir avec faste l'autorité de son rang par un dédain fastueux. Pour l'élever à l'épiscopat, il avait été nécessaire de forcer son humilité par un commandement absolu. Il remplit si dignement cette place, qu'il n'y avait aucun prélat dans l'Eglise que la réputation publique jugeât si digne des premiers sièges. Ce n'était pas seulement la renommée, dont le suffrage ordinairement n'est pas de grand poids. Le roi Henri le Grand le pressa souvent d'accepter les premières prélatures de ce royaume ; et sous le règne de son fils un grand cardinal, qui était chef de ses conseils, le voulait faire son coadjuteur dans l'évêché de Paris avec des avantages extraordinaires. Il était tellement respecté dans Rome, qu'il eût pu facilement s'élever jusqu'à la pourpre sacrée, si peu qu'il eût pris de soin de s'attirer cet honneur. Parmi ces ouvertures favorables , il nous eût été impossible de comprendre quel était son détachement, si la Providence divine n'eût permis pour notre instruction qu'il s'en soit lui-même expliqué à une personne confidente, comme s'il eût été à l'article de la mort, où tout le monde ne paraît que fumée.

 

Que je vous demande ici, chrétiens : Baltasar, ce grand roi des Assyriens, à la veille de cette nuit fatale en laquelle Daniel lui prédit de la part de Dieu la fin de sa vie et la translation de son trône, était-il encore charmé de cette pompe royale dans les approches de la dernière heure? Au contraire ne vous semble-t-il pas qu'il voyait son sceptre lui tomber des mains, sa pourpre pâlir sur ses épaules, et l'éclat de sa couronne se ternir visiblement sur sa tête parmi les ombres de la mort, qui commençaient à l'environner? Pourrait-on encore se glorifier de la beauté d'un vaisseau, étant tout près de l'écueil contre lequel on saurait qu'il va se briser? Ces aveugles adorateurs de la fortune estiment-ils beaucoup leur grandeur, quand ils voient que dans un moment toute leur gloire passera à leur nom, tous leurs titres à leur tombeau, et peut-être leurs dignités à leurs ennemis, du moins à des indifférents ? Alors, alors, mes Frères, toutes leurs vanités seront confondues ; et s'il leur reste encore quelque lumière, ils seront contraints d'avouer que tout ce qui passe est bien méprisable. Mais ces sentiments forcés leur apporteront peu d'utilité : au contraire ce sera peut-être leur condamnation, qu'il ait fallu appeler la mort au secours pour les contraindre, eux où il semble que rien ne vive que l'ambition, de reconnaître des vérités si constantes. François de Sales, mes Sœurs, n'attend pas cette extrémité pour éteindre en son cœur tout l'amour du monde : dans la plus grande vigueur de son âge, au milieu de l'applaudissement et de la faveur, il le considère des mêmes yeux qu'il ferait en ce dernier jour où périssent toutes nos pensées, et il ne songe non plus à s'avancer que s'il était un homme mourant. Et certainement, chrétiens, il n'est pas seulement un homme mourant ; mais il est en effet de ces heureux morts dont la vie est cachée en Dieu, et qui s'ensevelissent tout vivants avec Jésus-Christ. Que s'il est si sage et si tempéré à l'égard des dignités qu'il n'a pas, il use dans le même esprit de la puissance qui lui est confiée. Il en donna un illustre exemple lorsque son Introduction à la vie dévote, ce chef-d'œuvre de piété et de prudence, ce trésor de sages conseils, ce livre qui conduit tant d’âmes à Dieu, dans lequel tous les esprits purs viennent goûter avec joie les saintes douceurs de la dévotion, fut déchiré publiquement, jusque dans les chaires évangéliques, avec toute l’amertume et l'emportement que peut inspirer un zèle indiscret, pour ne pas dire malin. Si notre saint évêque se fût élevé contre ces prédicateurs téméraires, il aurait trouvé assez de prétextes de couvrir son ressentiment de l'intérêt de l'épiscopat, qui était violé en sa personne et dont l'honneur, disait un ancien (Tertull., de Bapt., n. 17), établit la paix de l'Eglise. Mais il pensa, chrétiens, que si c'était une plaie à l'Eglise de voir qu'un évêque fût outragé, elle serait bien plus grande encore de voir qu'un évêque fût en colère, parût ému en sa propre cause et animé dans ses intérêts. Ce grand homme se persuada que l'injure que l'on faisait à sa dignité, serait bien mieux réparée par l'exemple de sa modestie que par le châtiment de ses envieux : c'est pourquoi on ne vit ni censures, ni apologie, ni réponse; il dissimula cet affront. Il en parle comme en passant en un endroit de ses œuvres, en des termes si modérés, que nous ne pourrions jamais nous imaginer l'atrocité de l'injure, si la mémoire n'en était encore toute récente.

 

TROISIÈME POINT

 

Qui que vous soyez, chrétiens, qui êtes appelés par le Saint-Esprit à la conduite des âmes que le Fils de Dieu a rachetées, ne vous proposez pas de suivre les règles de la politique du monde. Songez que votre modèle est au ciel, et que le premier directeur des âmes, celui dont vous devez imiter l'exemple, c'est ce Dieu même que nous adorons. Or ce Directeur souverain des âmes ne se contente pas de répandre des lumières dans l'esprit, il en veut au cœur. Quand il veut faire sentir son pouvoir aux créatures inanimées, il ne consulte pas leurs dispositions ; mais il les contraint et les force. Il n'y a que le cœur humain qu'il semble ne régir pas tant par puissance qu'il le ménage par art, qu'il le conduit par industrie et qu'il l'engage par douceur. Les directeurs des consciences doivent agir par la même voie, et cette douceur chrétienne est le principal instrument de la conduite des âmes, parce qu'ils doivent amener à Dieu des victimes volontaires, et lui former des enfants et non des esclaves.

 

Pour avoir une belle idée de cette douceur évangélique, ce serait assez, ce me semble, de contempler le visage de François de Sales. Toutefois pour remonter jusqu'au principe, allons chercher jusque dans son cœur la source de cette douceur attirante, qui n'est autre que la charité. Ceux qui ont le plus pratiqué et le mieux connu ce grand homme, nous assurent qu'il était enclin à la colère, c'est-à-dire qu'il était du tempérament qui est le plus opposé à la douceur. Mais il faut ici admirer ce que fait la charité dans les cœurs et de quelle manière elle les change, et tout ensemble vous découvrir ce que c'est que la douceur chrétienne, qui semble être la vertu particulière de notre illustre Prélat. Pour bien entendre ces choses, il faut remarquer, s'il vous plaît, que le plus grand changement que la nature fasse dans les hommes, c'est lorsqu'elle leur donne des enfants; c'est alors que les humeurs les plus aigres et les plus indifférentes conçoivent une nouvelle tendresse et ressentent des empressements qui leur étaient auparavant inconnus. Il n'y a personne qui n'ait observé les inclinations extraordinaires qui naissent tout à coup dans le cœur des mères et des nourrices, qui sont comme de secondes mères. Or j'ai appris de saint Augustin que « la charité est une mère, et que la charité est une nourrice : » Charitas nutrix (De catech. rud., cap. XV, n. 23) charitas mater est (Ad Marcel., ep. CXXXIX, n. 3). En effet nous lisons dans les Ecritures que la charité a des enfants : elle a des entrailles où elle les porte ; elle a des mamelles qu'elle leur présente ; elle a un lait qu'elle leur donne. Il ne faut donc pas s'étonner si elle change ceux qu'elle possède, et surtout les conducteurs des âmes; ni si elle adoucit leur humeur, en leur inspirant dans le cœur des sentiments maternels.

 

C'est, mes Sœurs, cette onction de la charité qui a changé votre bienheureux Père; c'est cette huile vraiment céleste, c'est ce baume spirituel qui a calmé ces esprits chauds et remuants, qui excitaient en lui la colère; par où vous devez maintenant connaître ce que c'est que la douceur chrétienne. Ce n'est pas autre chose, mes Sœurs, que la fleur de la charité, qui ayant rempli le dedans, répand ensuite sur l'extérieur une grâce simple et sans fard et un air de cordialité tempéré, qui ne respire qu'une affection toute sainte : c'est par là que François de Sales commençait à gagner les cœurs.

 

Mais la douceur chrétienne n'agit pas seulement sur le visage ; elle porte avec soi dans l'intérieur ces trois vertus principales qui la composent : la patience, la compassion, la condescendance ; vertus absolument nécessaires à ceux qui dirigent les âmes ; la patience, pour supporter les défauts ; la compassion, pour les plaindre; la condescendance, pour les guérir. La conduite des âmes est une agriculture spirituelle ; et j'apprends de l'apôtre saint Jacques que la vertu des laboureurs, c'est la patience ! « Voilà, dit-il, que le laboureur attend le fruit de la terre, supportant patiemment toutes choses : » Ecce agricola expectat pretiosum fructum terrœ, patienter ferens (Jacob., V, 7).

 

Et en effet, chrétiens, pour dompter, si je puis parler de la sorte, la dureté de la terre, surmonter l'inégalité des saisons et supporter sans relâche l'assiduité d'un si long travail, qu'y a-t-il de plus nécessaire que la patience? Mais vous en avez d'autant plus besoin, ô laboureurs spirituels, que le grain que vous semez est plus délicat et plus précieux, le champ que vous cultivez plus stérile, les fruits que vous attendez ordinairement plus tardifs, et les vicissitudes que vous craignez sans comparaison plus dangereuses. Pour vaincre ces difficultés, il faut une patience invincible, telle qu'était celle de François de Sales. Bien loin de se dégoûter, ou de relâcher son application quand la terre qu'il cultivait ne lui donnait pas des fruits assez tôt, il augmentait son ardeur, quand elle ne lui produisait que des épines. On a vu des hommes ingrats, auxquels il avait donné tant de veilles pour les conduire par la droite voie, qui au lieu de reconnaître ses soins, s'emportaient jusqu'à cet excès de lui faire mille reproches outrageux. C'était un sourd qui n'entendait pas et un muet qui ne parlait pas : Ego autem tanquam surdus non audiebam, et sicut mutus non aperiens os suum (Psal. XXXVII, 14). Il louait Dieu dans son cœur, de lui faire naître cette occasion de fléchir par sa patience ceux qui résistaient à ses bons conseils. Quelque étrange que fût leur emportement, il ne lui est jamais arrivé de se plaindre d'eux ; mais il n'a jamais cessé de les plaindre eux-mêmes, et c'est le second sentiment d'un bon directeur.

 

Vous le savez, ô pécheurs, lépreux spirituels que la Providence divine adressait à cet Elisée, vous particulièrement pauvres dévoyés de ce grand diocèse de Genève, et vous pasteurs des troupeaux errants, ministres d'iniquité, qui corrompez les fontaines de Jacob et tâchez de détourner ses eaux vives sur une terre étrangère : lorsque votre bonheur vous a fait tomber entre les mains de ce pasteur charitable, vous avez expérimenté quelles étaient ses compassions.

 

Et certainement, chrétiens, il n'est rien de plus efficace pour toucher les cœurs, que cette sincère démonstration d'une charité compatissante. La compassion va bien plus au cœur, lorsqu'elle montre le désir de sauver; et les larmes du père affligé, qui déplore les erreurs de son prodigue, lui font bien mieux sentir son égarement que les discours subtils et étudiés par lesquels il aurait pu le convaincre. C'est ce qui faisait dire à saint Augustin (In Joan., tract. VI, n. 15), qu'il fallait rappeler les hérétiques plutôt par des témoignages de charité que par des contentions échauffées. La raison en est évidente : c'est que l'ardeur de celui qui dispute peut naître du désir de vaincre : la compassion est plus agréable, qui montre le désir de sauver. Un homme peut s'aigrir contre vous, quand vous choquez ses pensées; mais il vous sera toujours obligé que vous désiriez son salut : il craint de servir de trophée à votre orgueil ; mais il ne se fâche jamais d'être l'objet de votre charité. Entrez par cet abord favorable ; n'attaquez pas cette place du côté de cette éminence, où la présomption se retranche ; ce ne sont que des hauteurs immenses et des précipices escarpés et ruineux : approchez par l’endroit le plus accessible, et par ce cœur qui s'ouvre à vous, tâchez de gagner l'esprit qui s'éloigne.

 

Jamais homme n'a mieux pratiqué cette ruse innocente et cette salutaire intelligence, que le saint évêque dont nous parlons. Il ne lui était pas difficile de persuader aux pécheurs, et particulièrement aux hérétiques qui conversaient avec lui, combien il déplorait leur misère : c'est pourquoi aussitôt ils étaient touchés; et il leur semblait entendre une voix secrète, qui leur disait dans le fond du cœur ces paroles de saint Augustin : Veni, columba te vocat, gemendo te vocat (In Joan., tract. VI, n. 15): pécheurs, courez à la pénitence; hérétiques, venez à l’Eglise; celui qui vous appelle, c'est la douceur même; ce n'est pas un oiseau sauvage, qui vous étourdisse par ses cris importuns ou qui vous déchire par ses ongles; c'est une colombe qui gémit pour vous, et qui tâche de vous attirer en gémissant par l'effort d'une compassion plus que paternelle: Veni, columba te vocat, gemendo te vocat. Un homme si tendre, mes Sœurs, et si charitable, sans doute n'avait pas de peine à se rabaisser par une miséricordieuse condescendance, qui est la troisième partie de la douceur chrétienne et la qualité la plus nécessaire à un fidèle conducteur des âmes : condescendance, mes Sœurs, que l'onction de la charité produit dans les cœurs, et voici en quelle manière.

 

Je vous parlais tout à l'heure de ces changements merveilleux que fait dans les cœurs l'amour des enfants, entre lesquels le plus remarquable est d'apprendre à se rabaisser. Car voyez cette mère et cette nourrice, ou ce père même si vous voulez : comme il se rapetisse avec cet enfant, si je puis parler de la sorte. Il vient du palais, dit saint Augustin (In Joan., tract. VII, n. 22), où il a prononcé des arrêts, où il a fait retentir tout le barreau du bruit de son éloquence : retourné dans son domestique, parmi ses enfants, il vous paraît un autre homme : ce ton de voix magnifique a dégénéré et s'est changé en un bégaiement; ce visage, naguère si grave, a pris tout à coup un air enfantin; une troupe d'enfants l'environne, auxquels il est ravi de céder; et ils ont tant de pouvoir sur ses volontés, qu'il ne peut leur rien refuser que ce qui leur nuit. Puisque l'amour des enfants produit ces effets, il faut bien que la charité chrétienne, qui donne des sentiments maternels particulièrement aux pasteurs des âmes, inspire en même temps la condescendance : elle accorde tout, excepté ce qui est contraire au salut. Vous le savez, ô grand Paul, qui êtes descendu tant de fois du troisième ciel pour bégayer avec les enfants, qui paraissiez vous-même parmi les fidèles ainsi qu'un enfant : Facti sumus parvuli in medio vestrûm (I Thess. , II,7), petit avec les petits, gentil avec les gentils , infirme avec les infirmes, tout à tous, afin de les sauver tous.

 

Que dirai-je maintenant de saint François de Sales ? « La charité, nous dit-il, enfante les uns, s'affaiblit avec les autres ; elle a soin d'édifier ceux-ci, elle craint de blesser ceux-là; elle s'abaisse vers les uns, elle s'élève vers les autres : douce pour certains, sévère à quelques-uns, ennemie de personne, elle se montre la mère de tous ; elle couvre de ses plumes molles ses tendres poussins ; elle appelle d'une voix pressante ceux qui se plaignent ; et les superbes, qui refusent de se rendre sous ses ailes caressantes, deviennent la proie des oiseaux voraces : » Ipsa charitas alios parturit, cum aliis infirmatur; alios curât œdificare, alios contremiscit offendere; ad alios se inclinat, ad alios se erigit ; aliis blanda, aliis severa ; nulli inimica, omnibus mater (S. August., De catech. rud., cap. XV, n. 23); ... languidulis plumis teneros fœtus operit, et susurrantes pullos confractà voce advocat; cujus blandas alas refugientes superbi, prœda fiunt alitibus (Ibid., cap. X, n. 15). Elle s'élève contre les uns sans s'emporter, et s'abaisse devant les autres sans se démettre : sévère à ceux-là sans rigueur, et douce à ceux-ci sans flatterie : elle se plaît avec les forts ; mais elle les quitte pour courir aux besoins des faibles. »