ICRSP

Œuvres de Monseigneur l’Evêques de Poitiers,

8ème édition, tome VII, pages 490- 503

 

Exhortation de Mgr Pie

Adressée aux Membres de l’Association de St François de Sales dans l’église du Jésus à Poitiers (29 janvier 1873)

 

Mes très chers frères,

         Pour quiconque a tant soit peu étudié saint François de Sales, sa vie, son caractère, ses actes, ses écrits, principalement ses entretiens et ses lettres, la fête de cet incomparable évêque ramène annuellement un de ces jours qui apporte au cœur la joie d'un véritable jour de fête. Comment ne pas se complaire, ne pas se délecter dans la compagnie, dans le souvenir, dans le culte d'un des esprits les plus aimables, d'un des hommes les plus distingués et les plus parfaits dont l'humanité s'honore ? En lui reluisent des qualités si attachantes; si séduisantes qu'on se demande si jamais une autre figure a plus fidèlement reflété celle de l'Homme-Dieu. Pour moi, quand je considère les traits de l'évêque de Genève, volontiers j'écrirais au bas du tableau les paroles de l'apôtre: Benignitas et humanitas apparuit Salvatoris nostri Dei. (Tit. III, 4) Car, en réalité, c'est bien « l'apparition de la bénignité et de l'humanité de notre Dieu Sauveur ». La définition que le Maître a donnée de lui-même, il eût appartenu au disciple de la reproduire et de se l'approprier, si sa modestie ne le lui eût interdit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur » (Matth. XI, 29). Ces paroles expriment, en effet, le caractère propre de saint François de Sales : à tout jamais il sera offert aux générations comme la personnification de la douceur chrétienne.

         Encore bien que nous soyons assemblés ici pour nous entretenir de l'œuvre placée sous son patronage, plutôt que pour célébrer ses louanges, il est juste pourtant que nous accordions quelque chose à l'exigence, d'ailleurs très douce, de cette solennité. Souffrez donc que, dans le langage de la conversation familière qui sied à ces réunions, je vous dise d'abord quelques mots de celui que l'Église nous fait honorer en ce jour. Ce sera vous recommander déjà, je crois, l'association qui porte son nom.

 

I

J'ai eu plus d'une fois la pensée et le désir de faire le panégyrique de saint François de Sales. Ne l'ayant pas fait jusqu'à ce jour, je ne le ferai point désormais, les occupations dont ma vie est surchargée ne se prêtant plus à ces sortes d'œuvres oratoires. Il me semble que je l'aurais formulé en deux points et que j'aurais dit :

         Le monde, qui fait peu d'estime de la douceur, se plaît à la confondre avec la faiblesse de caractère : et saint François de Sales a montré dans sa personne l'alliance de la douceur avec l'énergie de la volonté. Plus souvent encore, on a voulu identifier la douceur avec la petitesse d'intelligence : saint François de Sales a montré en lui l'alliance de la douceur avec l'élévation et l'étendue comme avec la grâce et les charmes de l'esprit. Parcourons ou plutôt effleurons ces pensées.

         Et d'abord cet homme de qui l'on a pu dire, comme de Moïse, qu'il était « le plus doux des hommes » (Numer. XII,3), cet homme a déployé une admirable force dans le gouvernement pratique de sa propre vie. Il portait en lui et il trouvait autour de lui tous les genres de séduction. Pour comprendre ce qu'il y eut de mérite dans la constante régularité de sa chaste jeunesse, il faut savoir ce qu'étaient les gymnases et les universités durant cette période qui suivit l'éclosion de ce qu'on osa bien appeler la réforme. Arrivé à l'âge de prendre une détermination, ce fils de famille, cet aîné de race, rompt en visière avec les idées reçues ; sa douceur lutte victorieusement contre les volontés d'un père respectueusement honoré, contre les larmes d'une mère tendrement aimée. Regardez-y de près : sa vie entière est un combat contre lui-même ; sa douceur même est un exercice continuel de sa force, car la douceur ne lui est pas naturelle : par tempérament, il eût été porté à la vivacité et la colère. L'exquise sensibilité de son cœur lui eût été un autre piège : âme à la fois la plus aimante et la plus retenue, la tendresse de ses affections n’est égalée que par l’énergique délicatesse de sa conscience ; et s’il apercevait dans les replis de son être une seule fibre qui ne fut pas pure, il déclare qu'il l'en arracherait à l'instant même. Habile pilote, il a si bien gouverné son cœur au milieu de tous les écueils, que jamais il ne s'est écarté du Seigneur: « Et gubernavit ad Dominum cor ipsius ». (Eccli. XLIX,4)

         Cet homme, « le plus doux des hommes», il a été fort dans le gouvernement des âmes. Le résultat, le fruit de la direction de saint François de Sales, c'est sainte Chantal, c'est-à-dire «la femme forte» entre toutes les autres, « rareté plus précieuse que ce qui s'apporte des extrémités du monde. » (Prov. XXXI, 10). Le résultat, le fruit de cette direction, de cette conduite spirituelle, c'est l'ordre de la Visitation, c'est-à-dire, sous l'apparence d'une vie commune et facile, la pratique du renoncement le plus constant et le plus absolu. Lisez, Mesdames, quelques-unes de ces vies qui ont été récemment publiées et qui forment l'Année sainte des Religieuses de la Visitation-Sainte-Marie: vous y trouverez durant le cours de deux siècles, l’exemple des plus mâles vertus dont votre sexe puisse offrir le spectacle. Il est vrai, à chaque pas vous y rencontrez des fleurs, mais des fleurs semées sur la route du plus pur et du plus vrai christianisme: sur le chemin authentique de la croix. Oui, ce François de Sales, dont les mains délicates semblent faites au tour et sont pleines d'hyacinthes (Cant., V, 14), peu d'autres ont eu autant que lui le don de manier et de pétrir les âmes, de leur communiquer une trempe virile, de les gouverner et de les tourner tout entières vers le Seigneur: et gubernavit ad Dominum cor ipsius.

         Enfin, cet homme, « le plus doux des hommes», il a été fort dans le gouvernement des affaires. A en croire les préjugés mondains, la douceur est incompatible avec les grandes entreprises: elle n'est jamais héroïque. Et voilà qu'en saint François de Sales s'est révélée l'aptitude de la douceur aux affaires les plus difficiles.

         Veuillez regarder de près, et suivre dans le détail de ses œuvres le prévôt du chapitre de Genève qui s’est fait l'apôtre du Chablais. Est-il une détermination plus hardie que celle de s'aller établir à Thonon, centre de l'hérésie et de l'opposition ? Cette entreprise impossible, il l'exécute et il la poursuit avec ce courage gai et tranquille, qui est le partage des caractères doux. A côté de lui, un autre ouvrier évangélique, le Père Chérubin, se plaint que François de Sales gâte tout par sa mollesse; mais ce fils du tonnerre » (Mc III, 17), par ses audaces imprudentes, s'engage à tout propos dans de mauvais pas; il faut que cette douceur dont il ne s'accommode point vienne parlementer en sa faveur, et le délivrer des mains des hérétiques qui un jour l'ont emprisonné dans un clocher. Soixante-douze mille hérétiques ramenés à la foi et à l'unité de l'Église: n'est-ce pas de quoi justifier l'apôtre accusé de tout perdre par sa douceur ?

         Voilà pour le missionnaire. L'évêque ne montre pas moins de force dans le gouvernement de son Église. Le Seigneur a dit: « Bienheureux les doux, parce qu'ils possèderont la terre ! » (Mt V, 4) Tout cède à la parole et à l'autorité d'un maître si doux. Nul diocèse mieux réglé, mieux discipliné que le sien; il opère l'œuvre difficile de la réforme des ordres religieux; il fonde lui-même un institut nouveau, et il le crée avec des conditions de durée qui démontrent la puissance comme la sagesse de ses conceptions.

         Mais ce qu’on ignore, c'est que François de Sales, qui se défendait de toute participation à la politique, fut un homme politique aux vues très élevées et très hardies. Quelle fermeté il sut déployer dans les conseils du duc de Savoie et à la Cour de France pour disputer et enlever aux hérétiques les avantages funestes que la diplomatie n'osait leur retirer ! Vous trouverez çà et là dans ses lettres le coup d'œil d'un grand homme sur l'état et sur l'avenir de la France, où il voyait que le pouvoir monarchique, en abaissant toutes les supériorités sociales, en absorbant toutes les libertés des provinces, en détruisant avant tout les libertés ecclésiastiques, préparait triomphes de l'anarchie et les excès de l'impiété. Je vois bien, disait-il avec douleur, que c'en est fait de nos libertés de deçà... Que Dieu bénisse la France de ses grandes bénédictions, et la rende sainte et prospère comme au temps de saint Louis! »

         Il a considéré les choses encore de plus haut. D'un regard ferme et profond, il a vu l'ancienne pensée catholique abandonnée par les rois très-chrétiens, ou du moins par les ministres les plus renommés. La politique se déshonore par des combinaisons et des alliances qui répugnent à l'honneur par cela seul qu'elles répugnent à la foi. La grande unité religieuse de l'Europe est à la veille de se dissoudre en droit, après s'être dissoute en fait. Les divisions entre peuples chrétiens se raniment; les guerres intestines sont inévitables: à la Ligue succédera la Fronde. Enrôler de nouveau tous ces instincts remuants au service du droit et de la vérité; jeter sur les plages de l'Afrique et de l'Orient tous ces combattants divers; réunir sous la bannière du fils aîné de l'Église les héros de la Ligue comme ceux du parti royal; aller porter au Sarrazin et au Turc, sinon le coup mortel, au moins le coup décisif qui le refoulera dans ses retranchements; prévenir de soixante ans l'exploit de Sobiewski; par-dessus tout, christianiser le pouvoir qui se machiavélise, remettre la politique d'accord avec l'Evangile: voilà ce que saint François de Sales a conçu; voilà ce que, dès l'année seize cent deux, il a prêché dans la chaire de Notre-Dame de Paris, où il prononçait l’éloge funèbre du dernier des croisés français. Avec tout le feu du patriotisme chrétien, il stimule les âmes ardentes de son auditoire guerrier; il cherche à replanter dans les cœurs, à replacer dans les mains de tous ces hommes la croix et l'épée déposées sur le catafalque du soldat catholique et lorrain. Invoquant une antique prédiction relative à la mission des rois de France, il ne craint pas de jeter à Henri IV lui-même une sainte provocation. Et plus tard, quand ce grand roi succombe sous le poignard, le noble évêque se lamente, parce qu'il espérait qu'enfin ses leçons allaient être comprises; que ce puissant monarque, en se liguant avec ses voisins, allait travailler à rétablir l'antique unité de la république chrétienne. Dites donc qu'il n'a pas su comprendre les grandes choses, aborder les grands les questions, cet homme si doux qui, seul peut-être en Europe eut alors l'intelligence de la situation; cet homme qui, s'il eût été écouté, aurait épargné à la politique des derniers siècles une tache qu’elle n'a cessé de porter sur son front, et l’aurait préservée des fautes dont nous subissons encore aujourd'hui les fatales conséquences !

La douceur n'est donc point si impropre qu'on veut bien le dire aux grande entreprises et aux grandes résolutions. « Que les doux entendent, et qu'ils se consolent » : leur partage n'est pas si mauvais: audiant mansueti et lætentur.

         Et maintenant dirai-je comment saint François de Sales unissait à la douceur de l’âme l’étendue de l’esprit et des connaissances, la hauteur et la force de l’intelligence ? Si nous considérons en lui le théologien : qu’il s’agisse des vérités ou des vertus chrétiennes, sur les questions doctrinales ou pratiques, il possède à fond les enseignements de Saint Thomas, et il les met à la portée de tous les esprits ; il est consulté par le pontife romain lui-même, à propos des questions les plus délicates du mystère de la grâce : en dogme, pas un faux pas ; en moral, pas une exagération ni une apparence de relâchement. Le controversiste: on connait le mot du cardinal du Perron: « s’il s’agit de convaincre les hérétiques, qu'on me les envoie; s'il s'agit de les convertir, qu’on les adresse à M. de Genève ». Mais M. de Genève ne convertit si sûrement que parce qu’en même temps il éclaire; nul n’excelle comme lui à mettre les questions dans leur vrai jour : Bossuet, admirateur si déclaré de saint François de Sales, s'est visiblement servi de ses Controverses en plus d'un endroit de ses Avertissements aux protestants. Enfin, si nous considérons écrivain ascétique, on peut dire que notre saint occupe le premier rang parmi les auteurs spirituels: il parle avec la même supériorité le langage des simples et le langage des parfaits; jamais la piété n'a été présentée sous des formes plus attrayantes. Aussi n'est-ce point être téméraire désormais que d'espacer une prochaine déclaration du siège apostolique qui le rangera parmi les docteurs de l'Église. Avant saint Alphonse de Liguori, et dans une sphère plus haute et plus étendue que lui, il a vraiment enseigné l'Église, et les ruisseaux de sa doctrine ont dérivé et dérivent encore dans toutes les classes et tous les ordres de la société chrétienne. Je ne parle point des qualités naturelles de son style, qui le place si au-dessus de la plupart de ses contemporains. Gracieux, imagé, flexible, varié, il prend tous les tons, et la langue française emprunte de sa plume des charmes qu'on ne lui connaissait pas. Par lui s'est vérifiée une fois de plus la maxime de ce philosophe ancien, qui faisait remarquer que le vrai talent a coutume de se rencontrer chez les hommes doux: audiant mansueti et lætentur.

         Mais l'érudition, la science, le talent ne sont point assez, si la connaissance des choses ne se complète par la connaissance des hommes. Or, l'évêque de Genève, cet homme si doux, fut à la fois très-pénétrant, très-perspicace, et il se distingua par cette qualité très-rare que l'idiome chrétien a nommé le discernement des esprits. Si grande que fût sa charité, elle n'était point cette bienveillance banale qui met tout au même rang et sur la même ligne; sa douceur était plus fine que la prudence des plus prudents. Il avait le don de scruter les pensées, de démêler les intentions; de lire dans les cœurs: c'est pourquoi il estimait chacun dans un degré diffèrent, selon la proportion de ses mérites. Et il savait employer chacun salon sa mesure et le caractère de ses aptitudes.

         C'est par ce côté que Fénelon ne se lassait pas d'admirer saint François de Sales : cet oeil si clairvoyant, ce regard si profond, accompagné d'une si grande indulgence....

 

II

Je m'aperçois que je me suis laissé aller bien au-delà de mon dessein, et j'ai hâte de venir au thème particulier de cet entretien.

Eh bien donc, c'est à juste titre qu'une des œuvres qui correspondent le plus à nos besoins présents a voulu se placer sous la bannière de ce grand homme et de ce grand saint.

Il y avait une œuvre de la Propagation de la Foi chez les nations infidèles ou séparées de l'Église: oeuvre capitale, à qui la première place sera toujours réservée. Mais, hélas ! la séparation, l'infidélité se sont installées désormais au coeur même des nations chrétiennes. Pas une province, pas un diocèse qui n'ait aujourd'hui sa Chine domestique, ou, si vous voulez, son Chablais local. Abandonné à lui-même, le ministère ordinaire des prêtres répandus dans ces cantons ingrats est presque toujours stérile, impuissant et bientôt découragé. Nous en avons l'exemple sous nos yeux, dans ces contrées protestantes où le bien est impossible à faire avec les seules ressources indigènes. Il faut un appoint, et un appoint considérable du dehors. Il le faut pour reconstruire, restaurer, orner les églises : car ces populations, qui ne feraient aucun sacrifice pour l'entretien et l'embellissement de la maison de Dieu, sont néanmoins très-sensibles aux beautés du culte catholique. Il le faut pour fonder et entretenir les écoles : car, plus la génération adulte est ignorante des choses religieuses et dépourvue de tout sens moral et chrétien, plus il est indispensable que l'enfance et la jeunesse soient placées sous une influence nouvelle, et que l'école supplée aux lacunes de la famille. Il le faut pour procurer de temps en temps les exercices de la mission; et ici nous remercions de grand coeur les personnes qui s'emploient au succès d'une oeuvre parallèle, qui est vraiment la sueur et la compagne très-utile de celle-ci : les salutaires ébranlements de ces contrées ont presque toujours été dus aux accents d'une voix qui avait le mérite de la nouveauté, aux industries d'un ministère qui savait se multiplier et qui allait chercher de village en village, et jusque dans leurs maisons, des auditeurs trop peu empressés pour la parole du salut. Il le faut enfin pour créer çà et là quelques centres d'action d'où il soit possible de se répandre sur les divers points d'un voisinage où le séjour habituel du prêtre est rendu comme impossible par l'absence de toute occupation et de toute consolation ordinaire, et par les inconvénients et les dangers d'un isolement mortel.

         L'Association de Saint-François a été établie en vue de satisfaire à ces diverses nécessités. Ce qu'elle a déjà procuré de bien, ce qu'elle a porté de fruits parmi nous, vous le savez par les comptes rendus annuels. Si l'œuvre cessait, je devrais fermer aussitôt douze ou quatorze écoles de l'un et de l'autre sexe, et replacer dans les tristes conditions où je les ai trouvées bon nombre de paroisses qui n'avaient pas eu de prêtres résidants depuis la révolution.

         Mais, pour continuer d'avoir part aux libéralités de l'oeuvre centrale, il est clair que nous devons nous-même y apporter notre contingent. Il ne faut pas que nos mains, largement ouvertes et tendues pour recevoir, s'exposent au reproche d'être invariablement repliées et contractées quand il est question de donner : non sit porrecta manus tua ad accipiendum, et ad tandum collecta. (Eccli. IV, 36) Il faut au moins que les muscles extenseurs, comme disent les savants, alternent leur office avec les muscles contracteurs. Nous avons ce bénéfice assuré, que nous recevrons toujours plus que nous ne donnerons, notre diocèse étant l'un de ceux que ses trente et quelques mille protestants rangent parmi les plus besogneux.

         Voilà pourquoi je viens aujourd'hui vous féliciter et vous encourager, vous tous et vous toutes qui nous avez donné votre coopération ; vous inviter et vous stimuler, vous qui ne nous l'avez pas donnée encore.

         Je ne sache pas, pour des chrétiens, pour des fidèles, d'objet plus légitime de leur ambition que de mériter la qualification donnée par saint Paul à de simples laïques.

« Saluez en mon nom, écrivait-il aux Romains, saluez Prisque et Aquila, mes auxiliaires dans le Seigneur » salutate Priscam et Aquilam, coadjutores meos in Domino ». (Rm XVI, 3)  C'étaient de pieux époux adonnés à une profession manuelle. (Actes XVIII, 2-3) ; ils n'avaient d'autre titre que celui de leur baptême. N'importe : le grand apôtre les appelle « ses coadjuteurs ». Il déclare qu'il n'est pas le seul qui leur soit obligé; mais bien, avec lui, toutes les Églises des Gentils : quibus non solus ego gratias ago, sed et cunctae Ecclesiae Gentium. (Rm XVI,4) Et parce que l'épouse lui avait apparemment apporté un concours plus spécial, c'est à elle qu'il donne le premier rang dans cette coadjutorerie sacrée.

Ainsi aimons-nous à le dire de vous, Mesdames. Nous reconnaissons en vous nos très-constantes et très-utiles adjutrices. Si nos occupations et nos devoirs ne nous permettent pas de vous exprimer souvent nous-même notre reconnaissance, croyez que nous n'omettons point d'en épancher le sentiment aux pieds du Seigneur; et ia dette que nous nous faisons un devoir d'acquitter au saint autel n'est pas seulement la nôtre, c'est celle de toutes les églises de ce vaste diocèse : quibus non solus ego gratias ago , sed et cunctae Ecclesiae Gentium.

Il est un autre texte de l'apôtre qui a plus d'une fois attiré notre attention, parce que nous en avions l'application sous les yeux. C'est au chapitre seizième et dernier de la première épître aux Corinthiens.

« Vous connaissez, leur écrit-il, la maison de Stéphana et de Fortunat..., lesquels se sont donné la mission de s'employer au service des saints » : nostis domum Stephoae et Fortunati..., quoniam in ministerium sanctorum ordinaverunt se ipsos. » (I Cor. XVI, 15) Eux aussi étaient des séculiers, des laïques; mais ils s'étaient conféré à eux-mêmes une sorte d'ordination pour l'accomplissement d'un ministère qui les associait à celui des ouvriers évangéliques. Or, poursuit l'apôtre, « je « vous adjure d'avoir pour eux la considération et la confiance dues à des personnes de cette sorte, et à tous ceux  qui contribuent par leur peine et par leur travail à l'oeuvre de Dieu » : « obsecro autem... ut et vos subditi suis ejusmodi, et omni cooperanti et laboranti. » (I Cor. XVI, 16)

         Des gens toujours prêts à s'étonner de tout, et qui croient facilement nouveau tout ce qui les étonne, manifestent parfois leur humeur à propos de ces diverses oeuvres contemporaines de zèle, de charité, de religion, qu'ils qualifient du nom de néo-christianisme, et dont ils prétendent que les siècles antérieurs n'offrent point la trace. Il faut, selon eux, arriver au dix-neuvième siècle pour rencontrer dans la langue et dans les habitudes chrétiennes ce qui se nomme aujourd'hui « les oeuvres ».

Cette chose nouvelle, mes Frères, je pourrais vous la montrer dans l'ancien Testament. Mais, pour ne parler que des temps chrétiens, rien n'est plus familier que cette nouveauté dans le récit évangélique a dans celui des actes et des épîtres des apôtres. Alors, comme aujourd'hui, plus qu'aujourd'hui, le ministère pastoral était puissamment aidé par le bon vouloir des personnes du monde, et chaque ville offrait quelque maison qui était comme l'intendance générale des affaires chrétiennes. Non-seulement l'apôtre suppose que cette maison est connue de ceux auxquels il écrit : « nostis domum Stephanae et Fortunati »; mais parce que les hôtes de cette maison ont montré un dévouement à toute épreuve, il veut qu'on ait pour eux plus que de l'estime et de la déférence, il veut de la docilité et de la soumission. Il n'y a point ici de conflit de juridiction, et l'honneur du caractère sacré n'est point en cause. Il est naturel que les personnes qui s'emploient bénévolement à une œuvre spéciale, y acquièrent une compétence, une expérience à laquelle on doit s'en rapporter.

         Nous n'avons point oublié ces enseignements de l'apôtre, mes Frères, et nous savons les mettre en pratique. Nous aussi, quelque ministère que nous remplissions, nous connaissons à la ville telles et telles maisons qui se sont adjugé à elles-mêmes, pour notre grand profit, le département de telles et telles oeuvres. De quelque partie du diocèse que le prêtre arrive, il va, sans hésitation, frapper à cette demeure où il trouvera conseil, renseignements, secours. Et parce que ce genre de soins impose du travail, des écritures, des correspondances, des tenues de comptes et bien d'autres fatigues; parce que l'aumône de soi-même et de son temps n'est pas moins méritoire que l'aumône de l'argent, largement octroyé par d'autres personnes dont l'inépuisable charité a le secret de suffire à tout, nous avons pour les unes et pour les autres les sentiments les plus vifs de respect et de gratitude. Nous tenons en grande estime de pareils dévouements, et Dieu nous garde d'être jamais ou dédaigneux ou ingrats envers les âmes pieuses qui s'y dépensent tout entières. Nous rappellerions nos coopérateurs, s'il le fallait, à la recommandation formelle qui leur a été faite : « obsecro autem ut et vos subditi sitis hujusmodi, et omni cooperanti et laboranti. »

L'apôtre poursuit : « Parce qu'elles ont suppléé à ce que vous ne pouviez pas faire par vous-mêmes, connaissez donc et honorez de telles personnes » : « quoniam id quod vobis deerat, suppleverunt,.. cognoscite ergo qui hujusniodi sont ».  (I Cor. 17, 18) Il est juste en effet que nous connaissions et que nous honorions de si respectables auxiliaires. Quelle que soit la malignité des enfants du siècle, ces relations et ces connaissances ne tourneront point à scandale.

         Je finis, Mesdames, en vous adressant le salut qu'envoyait autrefois saint Paul à vos devancières : Salutate Mariam quae multum laboravit in vobis. Salutate Persidem charissimam quae multum laboravit in Domin. » (Rm XVI, 6, 12)  Eh bien ! oui, salut, bénédiction, grâces spirituelles et temporelles de toutes sortes à vous, femmes chrétiennes, pieuses veuves, vierges fidèles, à vous qui avez beaucoup fait déjà et qui aspirez à faire plus encore pour la cause du Seigneur. Et benedictio Dei onmipotentis, etc.