ICRSP




L’Immaculée Conception:

 

Article du Dictionnaire de théologie catholique.

 

Partie Scripturaire

 

LES TEXTES DE L’ECRITURE SAINTE:

Gn III, 15 et Luc I, 28

 

Ces deux textes se rencontrent à la base de l’économie rédemptrice : dans l’un, la première annonce ; dans l’autre, l’accomplissement. De là vient qu’en rapprochant les deux termes, on obtient une lumière plus vive. Néanmoins un examen distinct, sinon indépendant, s’impose.

 

1.     Le Protévangile, Gn III, 15

 

Le verset communément  désigné sous ce nom est encadré dans le passage du livre de la Genèse où Dieu règle en quelque sorte le compte des personnages qui ont concouru à la chute originelle. Adam interpellé s’excuse sut Eve, qui lui a présenté le fruit défendu; Eve s’excuse sur le serpent, qui l’a trompée. Tout cela étant vrai et menant finalement au démon, comme instigateur et première cause responsable du mal, la sentence commence par lui: « Dieu dit au serpent: Puisque tu as fait cela, maudit sois-tu entre tous les animaux et entre toutes les bêtes des champs; tu marcheras sur ton ventre et tu mangeras de la poussière tous les jours de ta vie. » Ce qui s’applique au serpent, considéré comme instrument dont s’était servi Satan; à ce dernier, pris en lui-même, convient le reste, partie capitale de la sentence:

Gn.III,15: « Inimicitias ponam inter te et mulierem; et semen tuum et semen illius; ipsa conteret caput tuum, et tu insidiaberis calcaneo ejus. »

« Et je mettrai des inimitiés entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien; elle te broiera le tête, et tu essaieras de la mordre au talon. »







 

a) Question textuelle et question exégétique.

 

Le texte hébreu diffère en plusieurs points du texte de la Vulgate. Au mot inimicitias correspond ‘êybâh, qui est au singulier. Le mot  femme est précédé de l’article déterminé ha’issa. Différence plus notable, le pronom hû’, correspondant à l’ipsa, est au masculin et se rapporte, non pas à la femme, mais à son lignage, à sa descendance. Les Septante, personnifiant cette descendance ou traduisant le pronom par syllepse, ont mis, au lieu du neutre que demanderait le mot grec sperma, le masculin: autoV, qui se retrouve dans l’ipse de l’Itala et de plusieurs Pères anciens. Enfin aux mots: conteret, insidiaberis répondent: yesûf, tesûf, dont la signification précise est contestée. La plupart interprètent les deux termes de la même façon (..).

 

Les exégètes catholiques et beaucoup de protestants s’accordent à voir dans Gen.III,15, plus que la simple annonce ou l’injonction d’un antagonisme qui durerait désormais entre deux races, celle du serpent  et celle de la femme; il s’agit d’une inimitié d’ordre spécial, qui se projette dans l’avenir et que Dieu lui-même suscitera, comme un plan de revanche contre le démon: Quia fecisti hoc, maledictus es... et inimicitias ponam inter te et mulierem...Le résultat final sera la pleine défaite du serpent; dégagée de la forme littéraire ou symbolique sous laquelle elle est énoncée dans le texte génésiaque, cette défaite ne peut être que la ruine de l’empire diabolique.

A s’en tenir à la lettre, on pourrait, suivant la remarque de plusieurs exégètes, se demander de quelle manière la victoire promise à la descendance de la femme serait réalisée: par tous les membres de la collectivité, ou autrement ? Que l’idée d’une victoire collective se soit présentée à l’esprit de nos premiers parents, c’est une pure hypothèse; en eût-il été ainsi, leur propre expérience de la vie les aurait promptement éclairés.

D’ailleurs, c’est mal poser le problème que de l’énoncer en ces termes: Quel sens Adam et Eve ont-ils attribués ou attribuer aux paroles divines ? Adressées directement au démon, ces paroles avaient un double caractère; celui d’un châtiment édicté et celui d’une annonce prophétique. Sous le second aspect, le Protévangile intéressait assurément nos premiers parents et leur postérité; il fallait qu’ils comprissent assez la promesse d’une revanche future, mais est-il nécessaire  qu’ils en aient saisi expressément toute la portée ?

« Restreindre la signification des anciennes prophéties à l’intelligence qu’en ont eu pu avoir ceux qui les ont entendu prononcer, c’est méconnaître l’économie de la divine Providence dans l’enseignement de la foi, et répudier  imprudemment une grande part de l’héritage de vérité que les Livres saints nous ont transmis. » Mgr Malou.

Le point capital est de savoir ce que Dieu lui-même avait en vue, et pour le savoir, il faut étudier le texte sous la lumière que projettent ci-dessus et le développement de la révélation et l’accomplissement de la prophétie. Envisagé de la sorte, le Protévangile contient indubitablement le Messie, quelle que soit la manière, directe ou indirecte, explicite ou implicite, dont on préfère concevoir et dénommer cette contenance.

En va t-il de même pour Marie ?

Non pas qu’il s’agisse de la trouver verbalement là où elle n’est pas verbalement; mais ne peut-elle pas apparaître dans le Protévangile par identification ou par connexion réelle avec la femme dont Dieu proclame l’inimitié à l’égard du démon? Une distinction s’impose, historiquement non moins que théoriquement, entre Marie considérée d’abord en général, comme mère du Sauveur, puis en particulier, comme immaculée.

 

b) Marie dans le Protévangile.

L’Ipsa de la Vulgate ne pouvant pas être invoquée sans pétition de principe, le débat se concentre sur l’interprétation de ces expressions: La femme et son lignage.

Abstraction faite de nuances multiples, deux interprétations générales sont en présence.

 

Première interprétation.

La femme du Protévangile, c’est Eve, littéralement et directement; car le mot ha’issa se rapporte à une femme déterminée, celle que ce terme désigne dans les versets qui précèdent et qui suivent. Le lignage de la femme, c’est la descendance d’Eve, le genre humain pris soit dans sa totalité, soit dans son élite ou ceux de ses membres qui lutteront efficacement contre le démon et ses suppôts; le lignage de la femme s’oppose, en effet, au lignage du serpent, et comme dans ce dernier cas, l’expression doit s’entendre dans un sens collectif, soit des seuls démons, soit des mêmes et de leurs suppôts, le parallélisme exige que, dans l’autre cas, le lignage de la femme s’entende également dans un sens collectif. Cette interprétation a été soutenue à notre époque par des auteurs protestants, (..) et catholiques (..)

Toutefois, ne pas affirmer que Marie soit désignée littéralement et directement, par la femme du Protévangile, ce n’est pas affirmer qu’elle en soit totalement absente. Les tenants de la première interprétation l’y trouvent de diverses façons (..)

Corluy: Eve relevée et redevenue l’ennemie de Satan serait la figure de Marie luttant avec son divin Fils et participant à la victoire définitive; la mère du Sauveur rentrerait donc dans le sens spirituel ou typique de la prophétie messianique. Il y aurait même davantage pour ceux qui, à l’exemple du P. Delattre, (..) identifierait le lignage de la femme avec la « descendance féminine d’Eve » et, par excellence, « celle qui a écrasé la tête du serpent », la bienheureuse  Vierge.

Aux yeux du plus grand nombre, cependant, si Marie rentre dans la Protévangile indirectement et par voix de conséquence, c’est en vertu de l’étroite connexion qui existe entre le Messie et sa mère, ne faisant moralement qu’un avec lui dans l’œuvre de la réparation. Mais cette dernière affirmation est susceptible d’un double sens. On peut admettre l’unité morale du Messie et de sa mère dans la lutte et la victoire comme ayant un fondement objectif dans le texte lui-même, étudié et mieux compris sous la lumière combinée de la révélation intégrale et de l’interprétation patristique ou ecclésiastique. Dans ce cas, la preuve reste d’ordre scripturaire, et rien n’empêche un exégète soutenant que « la femme » désigne Eve au sens littéral et Marie au sens spirituel ou typique, d’affirmer en même temps que l’objet principal de l’annonce prophétique est plutôt la seconde que la première. (..)

 

Deuxième interprétation:

Dans le Protévangile, « la femme » désigne littéralement et principalement, sinon exclusivement, la Vierge Marie. Soutenue depuis longtemps par la plupart des défenseurs de l’immaculée conception, ce sentiment est partagé, depuis la définition, par la presque totalité des théologiens catholiques et par de nombreux exégètes (..)

Cette interprétation est intimement liée, dans l’esprit de ses partisans, avec celle de l’expression correspondante: « le lignage » de la femme, entendu littéralement de Jésus-Christ.

Le développement de la révélation messianique  nous apprend qu’en lui repose le salut réservé aux nations: Gen. XXII,18[1]; Gal. III,16[2]. Lui seul est venu au monde en chasser Satan et détruire des oeuvres, Jn XII,31; I Jn III,8; pour dépouiller les principautés et les puissances, et ruiner par sa mort celui qui avait l’empire de la mort: Col. II,15; Hb II,14. Lui seul est particulièrement attribué à la femme comme rejeton, dans un texte où l’apôtre le montre accomplissant son oeuvre rédemptrice: Gal. IV,4,5 « factum ex muliere... ut eos qui sub lege erant redimeret ». Destiné à jouer le rôle décisif dans la défaite de Satan, Jésus-Christ était donc compris, non pas d'une façon quelconque, mais principalement, dans le lignage de la femme; car la victoire, énoncée dans la seconde partie du verset et symbolisée par le coup mortel porté a la tête du serpent, ne s'est réalisée pleinement qu'en lui, le nouvel Adam. Cela étant, le lignage de la femme ne peut être proclamé victorieux, et son inimitié avec le serpent ne peut être censée efficace dans un sens plein et absolu que par métonymie, si l'on attribue à la collectivité ce qui convient au membre principal. De celui-ci seul il est vrai de dire simplement et proprement : « Ipse conteret caput tuum ». Si dans un texte énergique saint Paul nous montre Satan sous les pieds des fidèles et affirme ainsi leur participation à la victoire finale, c'est directement à Dieu lui-même, au Dieu de la paix, qu'il attribue l'écrasement de Satan, Rom., XVI, 20 : « Deus autem pacis conterat Satanam sub pedibus vestris velociter ».

 

Nombreux sont les Pères des premiers siècles qui, dans le lignage de la femme, vainqueur du démon, ont vu Jésus-Christ, né de la Vierge Marie (..). Entre cette série de témoignages et celle que nous avons rencontrée plus haut, y a-t-il opposition réelle? Il faudrait l'affirmer, s'il était prouvé qu'en comprenant tous les hommes ou tous les justes dans la descendance de la femme ou en leur attribuant la victoire sur le serpent, les Pères allégués ont toujours prétendu donner le sens littéral, et cela d'une façon exclusive. Mais cela n'est pas prouvé. La plupart n'ont touché au texte qu'en passant, par voie d'allusion ou de supposition ; ceux qui s'en sont occupés expressément n'ont pas laissé des commentaires techniques où ils aient distingué nettement entre sens littéral ou moral, entre acception principale ou secondaire (..). Ce qui est plus important encore, l'application générale qu'ils font à tous les justes des expressions : « lignage de la femme » et : « II te broiera la tête », n'exclut nullement une application spéciale à Jésus-Christ, suivant une remarque du P. de Hummelauer lui-même, (..) ; remarque confirmée d'ailleurs par l'exemple des saints Éphrem et Ambroise dans les passages cités.

 

L'argument que les tenants de la première Interprétation tirent du parallélisme entre la descendance du serpent et celle de la femme (..), n'a proprement de valeur qu'à l’encontre des théologiens et des exégètes qui restreignent exclusivement à Notre-Seigneur la seconde expression. Du reste, à s'en tenir à la lettre du texte, le parallélisme n'est pas à chercher dans l'idée d'une collectivité opposée à une autre collectivité, mais dans celle d'une inimitié s'étendant non seulement à la femme et au serpent, mais encore à leur lignage réciproque, quels qu'en soient d'ailleurs le nombre et la condition (..). Enfin, sans être une collectivité, Jésus-Christ n'en présente pas moins quelque chose d'équivalent, quand on le considère comme chef moral de l'humanité rachetée. Gal., III, 16, 29, autour duquel se groupent tous ceux qui, s'attachant à lui et s'appuyant sur lui, participeront à sa lutte victorieuse contre le démon et ses suppôts.

 

Dès lors que « le lignage de la femme » signifie, au moins principalement, Jésus-Christ, Sauveur du genre humain, « la femme » ne doit-elle pas être la bienheureuse Vierge Marie? C'est d'elle seule que, dans la sainte Écriture, Jésus est dit le rejeton ; c'est comme fils de Marie, n'ayant pas de père selon la chair, qu'il est vraiment, dans un sens unique, « formé d'une femme », comme dit l'apôtre. Gal., IV, 4. Surtout, le rôle attribué à la femme de la Genèse ne convient parfaitement qu'à Marie. L'inimitié que Dieu annonce et qui sera son œuvre n'existera pas seulement entre le lignage du serpent et celui de Marie, elle existera également entre le serpent et la femme ; la distinction est aussi nette dans le texte hébreu qu'elle l'est dans le texte latin : « inter te et mulierem, et inter semen tuum et semen illius ». Cette inimitié tendant à la défaite du serpent, comme à son terme, la femme sera donc unie à son lignage dans la victoire non moins que dans la lutte. Si tout se bornait à une reprise d'hostilités entre Eve et le démon, hostilités destinées à se perpétuer entre leurs lignages et suivies plus tard d'une victoire décisive que le seul Sauveur remporterait au nom et dans l'intérêt du genre humain, pourquoi l'hostilité serait-elle attribuée à la femme avec tant d'emphase, et pour quoi à la femme plutôt qu'à l'homme? En droit, l'inimitié entendue de cette manière ne conviendrait-elle pas tout aussi bien, sinon mieux, au premier homme, souche physique et chef moral de la race? En fait, qu'y a-t-il de particulier, sous ce rapport, dans l'histoire d'Eve et de sa descendance féminine, abstraction faite de Marie? Si donc Dieu attribue un rôle spécial à la femme dans la lutte contre le serpent, n'en faut-il pas chercher la raison dans quelque circonstance mystérieuse que le seul texte de la Genèse ne révèle pas, mais que la suite de la révélation devait dévoiler? Tout s'explique s'il s'agit de la nouvelle Eve, associée au nouvel Adam dans la victoire comme dans la lutte.

 

Qu'Eve soit réellement « la femme » désignée dans les versets qui précèdent et qui suivent le Protévangile, c'est chose incontestable et incontestée; l'écrivain sacré y raconte sa faute et celle d'Adam, 1-6, puis l'interpellation divine, 12-13, et le châtiment infligé aux deux coupables, 16-17. Le cas est tout autre dans les deux versets intermédiaires, où le Protévangile est enveloppé : Dieu s'y adresse, non pas à nos premiers parents, mais au démon, pour prononcer contre lui une sentence en punition du péché qu'il a fait commettre d'abord à Eve; cette sentence comprend un plan de revanche dressé par Dieu contre Satan :  « Puisque tu as fait cela, sois maudit..., et je mettrai une inimitié entre toi et, la femme, etc. » C'est-à-dire, « puisque tu t'es servi de la femme, comme d'un instrument, pour faire tomber le premier homme et détruire ainsi mon œuvre, à mon tour je me servirai de la femme, comme d'un instrument, pour détruire ton œuvre et restaurer la mienne. » Pour que ce programme se réalise, en ce qui concerne « la femme », il n'est pas nécessaire que ce mot désigne dans les deux cas un seul et même sujet. Quand on dit, suivant un adage connu : " La femme nous a perdus, la femme nous a sauvés », le sens n'est pas que la chute et le relèvement viennent d'un seul et même individu, mais seulement qu'ils viennent, l'un et l'autre, d'une femme qui, dans l'hypothèse, représente et personnifie en quelque sorte l'espèce. De même, pour expliquer la double acception du mot ha’issa, il suffit qu'au relèvement comme à la chute, une femme intervienne ; non pas une femme quelconque, mais une femme qui, par sa condition spéciale et le rôle qu'elle joue, puisse, comme Eve elle-même, s'appeler « la femme », soit par personnification de l'espèce dans un individu, soit par métonymie, la partie principale étant prise pour le tout. Cette application d'un même terme à deux sujets distincts est d'autant plus facile à concevoir ici, que les deux femmes, se trouvant dans le rapport, de première et de seconde Eve, ne sont nullement, en leur être moral et pour ainsi dire social, indépendantes l'une de l'autre. Considération qui explique, semble-t-il, en quel sens certains auteurs ont pu voir dans la femme de la Genèse et Marie et Eve : la première principalement, la seconde secondairement, comme ne faisant moralement qu'une avec l'autre : « Illa mulier principaliter est B. Virgo, cujus semen est Christus ; Eva vero solum in. conjunctione cum filia sua. » C. Pesch (..).

 

C'est sans doute à un rapport de ce genre que songeait l'auteur d'un sermon attribué a saint Augustin, quand il présentait Eve comme une anticipation de Marie, et celle-ci comme une révélation ultérieure de celle-là: « In Eva jam tunc Maria inerat, et per Mariam postea revelata est Eva » Serm., CII, in nativit. Domini, n. 5, (..).

 

Réduite à cette simple idée, que Marie est étroitement unie à son Fils considéré comme le grand adversaire et comme le vrai vainqueur de Satan, l'interprétation du Protévangile qui vient d'être exposée répond à la doctrine générale des Pères et des écrivains ecclésiastiques. Plusieurs de ceux qui ont été cités comme voyant dans le lignage de la femme le Messie, parlent de ce dernier d'une façon concrète, comme né de la Vierge Marie : tels Justin, Irénée, Cyprien, Éphrem, Léon le Grand, Isidore de Péluse. D'autres identifient formellement ou équivalemment la mère de Dieu avec la femme de la Genèse ; S. Épiphane (..) ; S. Éphrem (..) : « Salve pura, quæ draconis nequissimi caput contrivisti »; pseudo-Chrysostome (..) : « Ave, et calca caput serpentis » ; Hesychius (..) : « Gloria luti nostri, quæ… audaciam draconis absciait » ; S. Joseph l'Hymnographe (..) : « tu quæ gaudium peperisti, et serpentem interemisti ».

 

En Occident, saint Jérôme : « Mater itaque Domini nostri Jesu Christi in illa jam tunc muliere promissa est » ; Prudence: « femineis vipera proteritur pedibus » ; S. Avit: « Conterat illa caput, victoremque ultima vincat » ; divers exégètes au temps du pseudo-Eucher : « Quidam autem, quod dictum est : Inimicitias ponam inter te et mulierem, de virgine, unde natus est Dominus, intellexerunt »; S. Isidore rapportant le même texte; S. Fulbert de Chartres: « Hæc (Maria) est ergo mulier ad quam divinum illud intendebat oraculum » ;  Rupert: «  Equidem prinpaliter beata Virgo Maria, mlier illa est inter quam et serpentem inimicitias positurum se dixit, et posuit Deo » ;  S. Bernard : « Quam tibi aliam prædixisse Deus videtur, quando ad serpentem dixit : Inimicitias ponam inter te et mulierem? » ; « Nimirum Ipsa est quondam a Deo promissa mullier, serpentis antiqui caput virtutis pede contritura. »

 

Mais pour avoir pleinement la pensée des Pères, il ne suffît pas de considérer les applications plus ou moins directes qu'ils ont pu faire du Protévangile; il faut encore, comme le remarque à bon droit Palmieri (..), tenir compte de la doctrine, commune parmi eux du nouvel Adam et de la nouvelle Eve, unis dans l'œuvre de la réparation; doctrine appartenant a la tradition patristique des premiers siècles et qui, à ce titre; sera développée plus loin. Ébauchée par saint Justin et poussée plus avant par saint Irénée, elle se trouve aussi chez le plus ancien des Pères latins, Tertullien, avec moins de relief, mais nette encore dans ses lignes fondamentales, (..) : « Dieu a recouvré par une opération contraire son image et sa ressemblance dont le démon s'était rendu maître. Dans Eve encore vierge s'était insinuée la parole qui créa la mort; c'est aussi dans une vierge que devait descendre le Verbe de Dieu qui créa la vie, afin que le même sexe qui avait été la cause de notre perte devînt l'instrument de notre salut. » De là résulte, entre la première femme et la mère du Sauveur, une antithèse qui, dans la période post nicéenne, s'énonce couramment sous forme d'adage : « Mors per Evam, vita per Mariam », dit saint Jérôme, (..) ; au lieu d'Eve, Marie, (..)  dit saint Jean Chrysostome, (..); et saint Éphrem, (..) : « La mort est venue par Eve, et la vie par Marie. » D'autres témoignages, plus importants ceux-là, n'expriment pas seulement l'antithèse entre les deux femmes, mais en déterminent la portée dans l'ordre providentiel, conformément à l'idée contenue dans le texte de Tertullien. S. Cyrille de Jérusalem, (..) : « Comme la mort était venue par Eve encore vierge, il convenait que la vie revînt par une vierge » ; S. Éphrem, (..) : «Ce qui a été un instrument de mort, a donc été un instrument de vie » ; S. Augustin, (..) : « II fallait que le diable souffrît de sa défaite par les deux sexes, comme il avait joui de son triomphe sur les deux; ce n'aurait pas été assez pour son châtiment que les deux sexes fussent délivres, si les deux n'avaient point contribue à la délivrance. » (..)

 

Il y a donc, de la part de Dieu, un plan de revanche sur le démon; plan qui comprend, en face d'Adam et d'Eve formant le groupe des vaincus, Jésus-Christ et sa mère formant le groupe des vainqueurs. D'où vient cette doctrine? Pour ce qui concerne le Sauveur, nul doute qu'il n'en faille chercher le fondement dans l'Évangile et les écrits apostoliques (Joa, XII, 31; Rom., V, 14 sq.; Gal., II, 15; Heb., II, 14; I Joa., III, 8), car les expressions patristiques rappellent à la mémoire ces divers passages. Mais pour ce qui concerne la mère du Sauveur, nul autre fondement ne paraît assignable, qu'un rapprochement entre le récit de la chute originelle, Gen, III, 1-10, et celui de l'Annonciation, Luc., II, 26-39. Au colloque du démon avec Eve, les Pères opposent le colloque de l'archange Gabriel avec la Vierge de Nazareth; à l'orgueil et à la désobéissance de la première femme, ils opposent l'humilité et l'obéissance de Marie; à la ruine que la conduite de l'ancienne Eve attira sur le genre humain, ils opposent le relèvement dont la conduite de la seconde Eve fut la condition et le principe. Cette dernière considération, telle qu'elle apparaît dans ceux des Pères qui l'ont tant soit peu développée, nous reporte au Protévangile. La traduction de la Vulgate, attribuant à la femme la défaite du serpent : « Ipsa conteret caput tuum », confirme à sa manière cette conclusion; car elle suppose dans ceux qui l'introduisirent ou l'adoptèrent la conviction d'une union étroite entre la femme et son rejeton dans la lutte contre l'ennemi, en sorte que la victoire de l'un pût être aussi considérée comme victoire de l'autre. II n'est nullement prouvé que cette traduction ait introduit dans le texte un apport doctrinal objectivement distinct; elle contient, en réalité, la détermination et l'expression de ce qui était enveloppé dans le sens intégral de la mystérieuse prophétie.

 

Prise dans toute son ampleur, la doctrine du nouvel Adam et de la nouvelle Eve forme donc comme une interprétation pratique du Protévangile; les Pères y ont trouvé le Messie et sa mère, quoiqu'il en soit de la question de terminologie, discutable mais secondaire, à savoir s'il faut dire que tels et tels les y ont vus directement et explicitement, ou bien indirectement et implicitement. Les considérations précédentes écartent seulement l'opinion arbitraire de ceux qui, ne reconnaissant là que des données exclusivement traditionnelles, enlèvent par le fait même toute valeur scripturaire à l'argument tiré du Protévangile. Elles nous font aussi dépasser l'hypothèse d'un sens spirituel ou typique, qui serait fondé sur un rapport d'analogie entre Eve, redevenant après son repentir l'ennemie du démon, et Marie, réalisant pleinement avec son divin Fils l'inimitié prédite, L'hypothèse ne rentre ni dans le cadre historique de la révélation écrite ni dans celui de la tradition primitive. Quand l'Écriture fait mention d'Eve en dehors des premiers chapitres de la Genèse, où elle raconte son état primitif et sa chute, c'est toujours en rattachant à sa personne l'idée de ruine, de séduction, de prévarication (Eccli, XXV. 33; II Cor, XI, 3; I Tim., II, 14). De même, quand les anciens Pères considèrent la première femme après sa déchéance, ce n'est pas pour la comparer à la mère du Sauveur victorieuse avec son divin Fils; c'est, d'ordinaire, pour opposer l'une et l'autre, suivant l'antithèse connue. Un autre rapprochement leur est, il est vrai, suggéré par le titre et la qualité de mère des vivants, Gen., III, 20 : Eve, mère du genre humain dans l'ordre physique, devient pour saint Épiphane, (..), et d'autres après lui, la figure de Marie, mère des hommes dans l'ordre de la grâce; mais si ce rapprochement confirme qu'aux yeux de ces Pères Marie est la nouvelle Eve, il n'entraîne aucun rapport typique entre les deux femmes envisagées comme adversaires victorieuses du serpent. (..)

 

C'est donc avec raison que, dans la bulle Ineffabilis, il est dit des saints Pères et des écrivains ecclésiastiques : « Ils ont enseigné que par ce divin oracle, Je mettrai l'inimitié entre toi et la femme, entre ta descendance et la sienne, Dieu avait clairement et ouvertement montré à l’ avance le miséricordieux rédempteur du genre humain, Jésus-Christ, son Fils unique, et désigné sa bienheureuse mère, la Vierge Marie. » Idée reprise, mais sous une forme plus absolue, par Léon XIII dans cette phrase qui contient une allusion manifeste au Protévangile : « Au début des siècles, quand, par leur péché, nos premiers parents se furent souillés eux-mêmes et eurent souillé toute leur postérité d'une commune tache, l'auguste Vierge Marie fut constituée comme le gage du salut et du relèvement futur. » Encycl. Augustissimæ, sur le rosaire, 12 septembre 1897.

 

c) Marie immaculée dans le Protévangile.

 

Le glorieux privilège de la mère de Dieu ne ressort pas immédiatement de ce qui précède. Des Pères ont vu dans la femme de la Genèse Marie, nouvelle Eve, sans y voir Marie conçue sans péché; il en fut ainsi de saint Bernard, si catégorique en ce qui concerne le premier point. Pour lui, comme pour d'autres, l'inimitié de la bienheureuse Vierge et son triomphe se seraient réalisés, soit en général dans sa vie morale, par l'absence complète de toute faute personnelle, soit en particulier, au jour de l'Annonciation, alors que par sa foi, son humilité et son obéissance, elle fit contre-poids à l'incrédulité, à l'orgueil, à la désobéissance de l'ancienne Eve et nous donna le Sauveur. En outre, n'ayant pas traité formellement de la conception de Marie, les Pères des premiers siècles n'ont pas relié le privilège qui s'y rattache au rôle de nouvelle Eve que le Protévangile leur a révélé. Mais c'est là une question de fait qui ne préjuge en rien la question de droit. Dans ce cas comme dans beaucoup d'autres, les anciens Pères ne sont pas parvenus a la connaissance explicite de ce qui n'était contenu que d'une façon implicite dans le texte génésiaque et ceux qui le complètent ou l'éclairent. Ils n'en ont pas moins posé, par la doctrine de la nouvelle Eve, intimement unie au nouvel Adam dans l'œuvre de la réparation, les prémisses d'où la conclusion devait sortir un jour, l'Esprit-Saint aidant. Aussi, quand le problème de la conception de Marie entrera dans une phase de discussion formelle et publique, les défenseurs du privilège commenceront à invoquer expressément le Protévangile, par exemple, au XIIe siècle, Osbert de Clare et Pierre Comestor dans leurs sermons De conceptione.

 

La femme de la Genèse et son lignage désignant, à tout le moins principalement, Marie et son divin Fils, l'inimitié annoncée et voulue efficacement par Dieu se présente comme commune à l'un et à l'autre; elle sera, pour la mère comme pour le Fils, complète, absolue- C'est là ce qui donne au plan de revanche divin toute sa signification et toute sa portée; au groupe des vaincus, Adam et Eve, un nouveau groupe est substitué, le groupe des vainqueurs, qui se compose aussi d'un homme et d'une femme. La première Eve repentante et relevée a repris, il est vrai, les hostilités contre le serpent; mais dans cette femme d'abord vaincue et n'ayant pas recouvré l'innocence originelle, la revanche ne peut être que partielle et relative; il n'y aura de revanche totale et absolue que le jour où l'Eve primitive, celle qui sortit toute pure des mains du créateur, revivra pour ainsi dire en une autre elle-même et se retrouvera près du nouvel Adam pour la lutte suprême.

 

Ainsi présentée, la preuve est indépendante du pronom Ipsa, qui se lit dans la Vulgate; elle s'appuie directement, non sur le second membre du verset, où ce terme apparaît, mais sur le premier : « Inimicitias ponam inter te et mulierem, etc. » Les Actes préparatoires à la définition mettent d'ailleurs ce point hors de doute. La grande majorité des théologiens consultés, seize sur vingt, avaient invoqué le texte en faveur du privilège, la plupart d'une façon ferme. Les membres de la commission spéciale, chargée de préparer la bulle, insérèrent la preuve dans le Silloge degl' argomenti, avec cette appréciation : « Deus non obscure præsignificasse videtur » ; mais ils ne firent appel qu'au premier membre du verset, entendu d'inimitiés communes au Messie et à sa mère : « non alias atque alias, sed unas atque easdem inimicitias ab ipso Deo ponendas ». Les notes explicatives, Dichiarazioni, renvoyaient à un opuscule du P. Patrizi, De immaculata Mariæ origine a Deo prædicta, p. 36 sq., en particulier pour ce qui concernait l'inefficacité de ces paroles : « ipsa conteret caput tuum », prises directement en elles-mêmes(..). La position est encore mieux précisée dans le document intitulé: Breve esposizione degli Atti delta Commissione speciale; car deux conclusions y sont formulées : a) Un ne peut pas tirer un argument solide en faveur de l'immaculée conception de ces paroles de la Genèse : « Ipsa conteret caput tuum » ; b) ce privilège a un fondement solide dans ces autres paroles : « Inimicitias ponam inter te et mulierem, etc. ». En appuyant cette interprétation du texte sur l'autorité des saints Pères, les théologiens de la Commission spéciale n'invoquent pas une affirmation explicite, mais seulement ce qu'ils appellent una tradizione allusiva aquel luogo, c'est-à-dire une tradition se manifestant par des allusions à la lutte et à la victoire communes du nouvel Adam et de la nouvelle Ève. Les exemples donnés appartiennent à des auteurs du Ve siècle ou postérieurs ; Prudence, Proclus, les auteurs anonymes de l'homélie In annuntiatione Deiparæ et de la lettre De viro perfecto, saint Joseph 1'Hymnographe et autres poètes liturgiques de l'Orient. (..) Textes déjà signalés ou que nous retrouverons au cours de cette étude.

 

La communauté d'inimitié, attribuée dans la bulle au Messie et à sa mère, « ipsissimas utriusque contra diabolum inimicitias », fit quelque difficulté. Dans la réunion du 20 novembre 1854, Mgr Malou, évêque de Bruges, objecta que la chose n'était établie ni par le texte biblique, ni par l'interprétation que les Pères en avaient donnée; mais il retira son objection quand on eut bien expliqué le caractère implicite ou indirect de la preuve et de quelle manière elle se rattachait à la tradition patristique et ecclésiastique. (..) Un peu plus tard, le cardinal De Angelis, archevêque de Fermo, demanda qu'on indiquât de quelque manière une différence entre la femme et son rejeton relativement aux inimitiés à l'égard du démon. (..) Toutes ces circonstances donnent une singulière importance au texte définitif de ta bulle, comparé avec les rédactions précédentes. (..) Il s'en distingue par plusieurs additions : les adverbes « clare aperteque », qui accentuent le caractère messianique du Protévangile d'après les Pères; surtout la finale, où la communauté d'inimitié est maintenue et même mise en relief, mais où, en même temps, la subordination de Marie à son Fils dans la lutte et dans la victoire est soulignée par ces mots : « una cum lllo, et per Illum ». Additions imprimées en lettres italiques dans la traduction qui suit : « Les Pères et les écrivains ecclésiastiques... ont enseigné que, par ce divin oracle : Je mettrai des inimitiés entre toi et la femme, entre ta descendance et la sienne», Dieu avait clairement et ouvertement montré à l'avance le miséricordieux rédempteur du genre humain, Jésus-Christ, son Fils unique, et désigné sa bienheureuse mère, la Vierge Marie, et en même temps exprimé d'une façon marquée (insigniter) la commune inimitié de l'un et de l'autre contre le démon. C'est pourquoi, comme le Christ, médiateur entre Dieu et les hommes, se servit de la nature humaine qu'il avait prise pour détruire l'arrêt de condamnation porté contre nous et l'attacha triomphalement à la croix, ainsi la très sainte Vierge, unie avec Lui étroitement et inséparablement, fut avec Lui et par Lui l'éternelle ennemie du serpent venimeux et le vainquit pleinement en lui broyant la tête sous son pied virginal. » Texte qui contient deux phrases nettement distinctes : une première, narrative, où l'on attribue aux Pères et aux écrivains ecclésiastiques le susdit enseignement, docuere… ; une seconde, déductive,  quocirca ...  où les Pères ne sont plus mis directement en scène ; ce sont les rédacteurs de la bulle et Pie IX avec eux, qui, partant de l'enseignement des Pères comme fournissant le principe, tirent la conséquence et font l'application.

 

Ces considérations d'ordre positif permettront d'apprécier à leur juste valeur certaines critiques faites couramment, dans des encyclopédies protestantes ou rationalistes, par les adversaires du dogme ou de la bulle de définition. Quand, par exemple, on reproche aux théologiens de Pie IX d'avoir fondé leur argumentation sur une leçon fautive, Ipsa de la Vulgate, on attribue à ces théologiens et au pape lui-même exactement le contraire de ce qu'ils ont voulu faire et ont fait réellement. Quand on objecte que, parmi les anciens Pères, nul n'a entendu l'oracle génésiaque dans le sens immaculiste, on mêle, inconsciemment peut-être, ce qui, dans la bulle, est proprement attribué aux Pères et ce qui s'y trouve affirmé comme une conséquence tirée de leur enseignement. Ces adversaires méconnaissent le véritable état de la question, en ne tenant compte que des affirmations directes et explicites; ils négligent à tort ce qui peut être contenu d'une façon soit équivalente, soit indirecte ou implicite, dans la doctrine générale des écrivains primitifs sur Marie nouvelle Eve et leurs allusions à l'union de cette nouvelle Eve avec le nouvel Adam dans la lutte victorieuse contre Satan. (..)

 

2. La salutation angélique et celle d'Elisabeth : Luc I,28 & 42

 

Émises par des personnages distincts et qui parlaient dans des circonstances différentes, mais l'un et l'autre au nom de Dieu ou sous l'action du Saint-Esprit, ces deux salutations doivent être rapprochées, la seconde complétant en quelque sorte la première.

 

Luc., I, 28. Ave, gratia plena; Dominus tecum ; [benedicta tu in mulieribus].

 

42. Benedicta tu inter mulieres, et benedictus fructus ventris tui.

 

Je vous salue, pleine de grâce ; le Seigneur est avec vous ; [vous êtes bénie entre les femmes].

Vous êtes bénie entre les femmes, et le fruit de vos entrailles est béni.

 

Dans le texte grec de la salutation angélique, on lit seulement d'après les manuscrits : « Χαῖρε, κεχαριτωμένη· ὁ κύριος μετὰ σοῦ »; les autres paroles, qui se retrouvent dans de très anciennes versions et divers écrits des premiers siècles, ont été vraisemblablement empruntées à la salutation d'Elisabeth : « Εὐλογημένη σὺ ἐν γυναιξίν, καὶ εὐλογημένος ὁ καρπὸς τῆς κοιλίας σου ».

 

Ce qui frappe d'abord dans la salutation angélique, ce sont les premiers mots, soulignés ainsi par Origène, in Lucam (…): « Puisque l'ange salua Marie en des termes nouveaux, que je n'ai pu trouver dans toute l'Écriture, il faut en dire quelque chose. Cette expression Χαῖρε, κεχαριτωμένη, je ne me rappelle pas en effet l'avoir lue dans aucun autre endroit des saints Livres; par ailleurs, ce n'est point à un homme que sont adressées ces paroles : Χαῖρε, κεχαριτωμένη  ; c'est une salutation exclusivement réservée à Marie. » Passage dont saint Ambroise s'est inspire quand il dit de la bienheureuse Vierge : « Benedictionis novam formulam mirabatur, quæ  nusquam lecta est, nusquam ante comperta. Soli Mariæ hæc salutatio servabatur ». La remarque du docteur alexandrin, reprise par l'évêque de Milan, suppose manifestement que l'un et l'autre attribuaient au mot  κεχαριτωμένη  une portée bien supérieure à cette froide traduction d'auteurs protestants : « qui as été justifiée ». Le mot « καρις » signifie dans le Nouveau Testament une grâce, une faveur, un bienfait venant de Dieu; ce qui, dans le participe passe  κεχαριτωμένη, étant données la dérivation et la forme du verbe correspondant  χαριτοῦν , mène directement au sens d'enrichie, comblée de grâce. De même, quand Elisabeth, « remplie de l’Esprit-Saint », proclame sa cousine « bénie entre les femmes », il s'agit évidemment d'une bénédiction exceptionnelle, unique, dont la raison et la mesure se tirent des relations intimes de Marie avec celui dont il est dit : « Et le fruit de vos entrailles est béni».

 

Cette plénitude de grâces et cette bénédiction singulière, qui sont propres à la mère de Dieu, renferment-elles le privilège d'une conception sans tâche? Les membres de la Consulte théologique instituée par Pie IX en 1848 eurent à l'égard du texte de saint Luc la même attitude, dans l'ensemble, qu'à l'égard du Protévangile. La plupart le proposèrent comme argument valide ou le supposèrent tel; ceux qui n'avaient pas admis la force probante du texte génésiaque n'admirent pas davantage celle de la salutation angélique, et quelques autres s'abstinrent d'en faire mention. Il ne figure pas parmi les preuves indiquées dans le Silloge degli argomenti, comme devant être utilisées. (..). En revanche, le compte-rendu des Actes de la Commission spéciale, Esposizione degli Atti, contient l'argument comme admis d'un consentement unanime, sous cette détermination: Les paroles de l'ange, Luc, I, 28, ne suffisent pas, prises matériellement, à prouver le privilège de l'immaculée conception; elles le prouvent, si l'on y joint la tradition exégétique des saints Pères. (..)

 

Le passage de la bulle qui se rapporte à la salutation angélique, § Cum vero ipsi Patres, est rédigé dans le même sens : « Les Pères et les écrivains ecclésiastiques, considérant attentivement qu'au moment d'annoncer à la bienheureuse Vierge l'ineffable dignité de mère de Dieu, l'ange Gabriel, parlant au nom et par l'ordre de Dieu, l'avait appelée pleine de grâce, ont enseigné que, par cette salutation singulière et solennelle, jusqu'alors inouïe, la mère de Dieu nous avait été présentée comme le siège de toutes les grâces divines, comme ornée de tous les dons de l'Esprit divin, bien plus, comme un trésor presque infini et un abîme inépuisable de ces mêmes dons; de telle sorte que, n’ayant jamais été soumise à la malédiction, mais ayant avec son Fils participé à une perpétuelle bénédiction, elle a mérité de s'entendre dire par Elisabeth sous l'action du Saint-Esprit : Vous êtes bénie parmi les femmes, et le fruit de vos entrailles est béni. » Le membre de phrase correspondant ici au latin: nunquam maledictis obnoxia, et una cum Filio perpetuæ benedictionis particeps, est propre au texte définitif de la bulle. Que l'addition ait été suggérée à Pie IX, ou qu'il l'ait fait insérer « au dernier moment, de son propre mouvement et non sur la remarque de quelques consulteurs », comme l'affirme le P. Jugie (..), la nature et la valeur n'en seraient pas changées; mais il reste que ce membre de phrase met en plein relief, comme renfermée dans la salutation d'Elisabeth, l'idée de bénédiction perpétuelle, sans toutefois faire reposer sur cette idée toute la force de la preuve, car le contexte montre surabondamment qu'elle repose encore et surtout sur le gratia plena.

 

Ainsi comprise, la preuve de l'immaculée conception tirée de la salutation angélique est inséparablement liée à l'enseignement des Pères et des écrivains ecclésiastiques; enseignement qui sera développé plus loin. Quelques témoignages notables apparaissent dès le IVe siècle avec les saints Éphrem, Ambroise et Epiphane. Mais le plus grand nombre se rapportent à la période post éphésienne; alors commencent à se dérouler ces litanies ou séries d'Ave, qui sont comme autant de commentaires oratoires de la salutation angélique. Contentons-nous ici d'énoncer quelques considérations générales qu'il importe de ne pas perdre de vue, si l'on veut apprécier exactement la valeur de la preuve fournie par les paroles de l'ange et celles d'Elisabeth, étudiées sous la lumière de la tradition active. Les Pères, même ceux des premiers siècles, comme Justin, Irénée, Éphrem, Epiphane, ont rapproché, nous l'avons vu plus haut, le dialogue qui s'établit, au jour de l'Annonciation, entre l'archange Gabriel et la Vierge Marie, de celui qui avait eu lieu, au paradis terrestre, entre le serpent tentateur et la première femme. Ce rapprochement leur a servi pour saisir dans toute sa portée la mystérieuse prédiction de la Genèse et y voir la nouvelle Eve à côté du nouvel Adam; par une conséquence logique, il y a pour eux comme une réaction du Protévangile sur la salutation angélique, et cette circonstance les aide à mieux comprendre la plénitude de grâces, l'union avec Dieu et la bénédiction propres à la nouvelle Eve, mère du Verbe incarné. En outre, dans leurs commentaires du texte ou leurs éloges de la bienheureuse Vierge, ils ne s'arrêtent pas au seul terme de κεχαριτωμένη, ils pèsent aussi les autres mots, soit de la salutation angélique : Le Seigneur est avec vous, soit de la salutation d'Elisabeth : Vous êtes bénie entre les femmes, et le fruit de vos entrailles est béni; alors le Fils et la mère leur apparaissent unis dans la bénédiction divine, de même qu'ils leur apparaissent unis, à titre de nouvel Adam et de nouvelle Eve, dans la lutte contre le serpent homicide et le relèvement du genre humain. Enfin cette plénitude de grâces, cette union spéciale avec Dieu, cette bénédiction singulière qui sont propres à Marie, mère du Verbe fait homme et nouvelle Eve, les Pères ne les rapportent pas, sauf quelques exceptions formellement désavouées par les autres, au seul moment où elle devient mère; ils les considèrent comme des perfections préalables : Marie est déjà pleine de grâce, spécialement unie avec Dieu, singulièrement bénie, quand l'archange Gabriel la salue au nom du Très- Haut, et elle est telle, dans sa vie antérieure, en vertu de raisons ou de principes qui valent, non pour tel instant déterminé, mais indistinctement et indéfiniment pour toute la durée de son existence.

La conception immaculée de Marie est contenue dans cette doctrine d'une façon implicite ou équivalente, comme élément ou partie intégrante clé cette plénitude de grâce, de cette union spéciale avec Dieu, de cette singulière bénédiction appelées en elle par son double titre de mère du Verbe incarné et de nouvelle Eve. La s'insère naturellement le point de raccord entre l'interprétation patristique du texte de saint Luc et certaines considérations de théologiens modernes qui, prises spéculativement, pourraient paraître n'énoncer que de simples convenances; soit, par exemple, ce passage de Newman, Du culte de la sainte Vierge dans l'Église catholique (..): « Est-ce trop inférer que Marie, devant coopérer à la rédemption du monde, avait reçu au moins autant de grâces que la première femme, qui fut, il est vrai, donnée comme aide à son époux, mais coopéra seulement à sa ruine? Si Eve fut élevée au-dessus de la nature humaine par ce don moral intérieur que nous appelons la grâce, y a-t-il témérité à dire que Marie eut une grâce plus grande? Cette considération donne un sens à la parole de l'ange qui salue Marie  « pleine de grâce », et cette explication du mot original est indubitablement vraie, aussitôt qu'on repousse l'hypothèse protestante, que la grâce est seulement une approbation ou acceptation extérieure, répondant au mot « faveur », taudis que, d'après l'enseignement des Pères, c'est une condition intérieure réelle ou qualité ajoutée à l'âme. Si Eve posséda ce don intérieur surnaturel dès le premier moment de son existence personnelle, peut-on nier que Marie n'ait eu pareillement ce don dès le premier moment de son existence personnelle? »



[1] Gn XXII, 18 : « et benedicentur in semine tuo omnes gentes terrae quia oboedisti voci meae »

[2] Gal III,16 : « Or les promesses ont été faites à Abraham et à sa descendance. On ne dit  pas : " Et à ses descendants, " comme s'il s'agissait de plusieurs; mais il dit :  " A ta descendance, " comme ne parlant que d'un seul, savoir le Christ. » (Abrahae dictae sunt promissiones et semini eius non dicit et seminibus quasi in multis sed quasi in uno et semini tuo qui est Christus.)