Saint Thomas d'Aquin Conférence de M. le Doyen André Clément
[Présentation de M. le Doyen par Monsieur le Supérieur]
Merci Monsieur le Supérieur. Oui, j’avoue que c’est une grande joie pour moi de me retrouver ici après toutes ces années. Je pense que j’ai passé une quinzaine d’années à enseigner dans cette merveilleuse maison. Quelle chance vous avez ! Ce matin, donc, nous allons parler de saint Thomas. C’est un sujet qui m’est spécialement cher pour beaucoup de raisons. Quand j’ai découvert saint Thomas, j’avais dix-neuf ans, j’étais au Canada, après mes études en France, et ce matin-là on m’a donné la définition du Bien, la définition du Vrai, on m’a parlé de L’Etre, j’arrivais de France où j’avais suivi des cours, c’était pourtant la Catho, mais, comme l’aurait dit Clément Marot, il n’y avait « nul mot de Jésus Christ », et encore moins de saint Thomas. Et j’ai découvert ça et j’avoue que je suis rentré ce matin-là, c’était un matin d’octobre, je suis rentré je faisais des bonds ‘ça’ de haut de joie. Bonum est quod omnia appetent, mais c’est formidable ! Verum est adaequatio intellectus et rei, mais c’est inouï ! Et, c’est une découverte, j’avais dix-neuf ans, j’en ai quatre-vingt-six, eh bien ça ne s’est jamais arrêté. C’est vous dire que saint Thomas est coriace. Il est coriace et nous allons essayer de voir quelques petites facettes, parce que dans le temps (et Monsieur le Chanoine a fait le maximum bien sûr), dans les minutes qu’il m’a accordées, mais, pour parler de saint Thomas une vie n’est pas suffisante même s’il est mort très jeune. Il est né en 1224 - fin 24 début 25, les états civils n’étaient pas très précis à l’époque - il est né, donc en 1225, et il est mort en 1274 (Saint Louis est mort en 1270, pour vous donner un ordre de grandeur). On va voir ça dans un instant. Et il n’avait pas cinquante ans. Et il a commencé donc à écrire, à penser, à nous donner son premier texte : c’était le de ente et essentia, l’être et l’essence, un texte majeur. Je n’oserais pas vous demander de me définir l’être, parce que, une définition, vous avez dû apprendre ça dans cette sainte maison, une définition est faite à partir du genre et de la différence spécifique, mais quel est le genre de l’être ? Qu’est-ce qu’il y a de plus universel que l’être ? Qu’est-ce qu’il y a de plus commun que l’être ? (Il a été ordonné à Cologne vers 1251 - en plein treizième siècle – il avait vingt-sept ans ; il était parti à Cologne avec Albert le Grand il avait vingt-quatre ans, en 1248 ; il a été ordonné entre 50 et 51), il avait donc autour de vingt-six ans. Il était à Cologne, avec son maître qu’il aimait énormément, qui est certainement un des plus grands logiciens que la terre ait jamais porté, et il s’appelle saint Albert le Grand ; Albertus Magnus, qui ensuite a été évêque de Ratisbonne, puis il a démissionné. Saint Thomas n’a jamais voulu être évêque, pourtant il était obéissant, il avait fait les trois vœux bien sûr, il appartenait à l’Ordre des Prêcheurs ; il avait fait vœu d’obéissance, mais il y a un point sur lequel il n’a jamais voulu obéir, c’est de devenir archevêque de Naples. Puis il aurait été cardinal.
Mais revenons au début. Sa famille était une famille puissante du sud de l’Italie, la famille d’Aquin, apparentée à l’évêque (pardon – oui, il avait un évêque aussi dans sa famille) – et apparentée à l’empereur d’Allemagne, Frédéric II. Et sa famille, en lien avec, justement, l’entourage de l’empereur, aurait bien aimé qu’il devienne abbé du Mont-Cassin. Vous connaissez le Mont-Cassin. Ils l’ont mis oblat du Mont-Cassin à cinq ans ! Pas vieux… et pour qu’il devienne abbé : on ne commence jamais trop tôt les bonnes choses. Mais le Seigneur ne l’a pas entendu de cette oreille, si vous me permettez l’expression. Et dix ans après, il avait donc quinze ans - pour un certain nombre de raisons, je ne rentre pas dans tous les détails historiques, il est parti pour Naples. Et c’est là où la Providence mène les choses à sa façon et de manière tout à fait merveilleuse. A Naples, il a découvert cet ordre tout nouveau - puisque saint Dominique a fondé l’Ordre des Prêcheurs vers 1215, les dominicains, Domini Canis, « les chiens du Seigneur » - il les a découverts entre quinze et vingt ans. Et pendant toutes ces années, il est devenu de plus en plus admiratif des prêcheurs et surtout de leur devise : Vous connaissez la devise des dominicains : Tradere Veritatem Contemplatam : transmettre la vérité que l’on a préalablement contemplée. Saint Thomas qui était un chercheur de Dieu, il avait une âme de feu, d’ailleurs je vous montrerai son écriture tout à l’heure, puisque le chanoine Paul-Antoine a bien voulu descendre son rétroprojecteur, et vous verrez qu’une écriture pareille ne peut pas être l’écriture d’un taciturne niais. C'était un passionné, comme Notre-Seigneur d'ailleurs (en caractériologie, ça s'appelle un émotif actif secondaire), et il aura l'occasion d'exercer ses passions tout au long de sa vie, nous le verrons, que ce soit en Italie (où là il n'y avait pas beaucoup de difficultés) ou en France ! (parce que pour nous les français, je parle pour ceux qui sont, évidemment, d'origine de la Gaule, nous les français, nous avons d’éminentes qualités, c'est sûr, mais en même temps, il y a peut-être quelques petits défauts qui nous font remarquer). Et saint Thomas revenant à Naples (il est parti à Naples à quinze ans) a découvert les dominicains, et les dominicains ont perçu que c'était un sujet d'élite, et le général des dominicains lui a proposé de venir à Paris (parce que la famille d'Aquin n'était pas très loin de Naples - le château de Roccasecca est entre Rome et Naples), et il s'est dit : « Il ne faudrait pas qu'on nous le remette au Mont-Cassin, qu’on nous empêche de le ramener à Paris ». Vite alors, il a revêtu la belle robe des dominicains et ils sont partis pour Paris. Mais en route, sa maman, la comtesse Théodora a envoyé deux de ses frères pour « kidnapper » notre Thomas. Parce qu’elle s’est dit : « Oh, c’est qu’une passade de jeunesse, faut bien que jeunesse se passe, que l’adolescence etc… » enfin, tout ce qu’une maman peut penser dans ces cas-là : « Mais il faut revenir aux choses sérieuses, notre famille est quand-même affiliée à l'empereur et notre fils doit honorer sa famille. En plus c'est un ordre mendiant; on ne va peut-être pas en parler beaucoup mais la querelle des mendiants, en France, ça a été une affaire douloureuse qui d'ailleurs aura certainement accéléré la fatigue de saint Thomas à la fin de sa vie. Et ils ont ramené notre Thomas au château de la famille à Roccasecca. Il a eu de petites prisons dorées. Alors là il y a des légendes : on lui aurait envoyé une femme légère pour qu'il ne puisse pas vivre les trois vœux, surtout l'un d'eux, il a pris un tisonnier et depuis lors d'ailleurs (donc il n’avait pas vingt ans, ou juste vingt ans) il n'y a plus jamais eu de problème avec la tempérance et les questions de la pureté. Et puis il y a aussi la légende dorée – je voudrais faire une parenthèse sur les légendes parce que ça c'est un de mes problèmes avec les dominicains. Les dominicains sont des gens sérieux. On ne croit pas n'importe quoi. On dit que saint Thomas, par exemple, quand il avait trois ans, s'était emparé d'un manuscrit de l'Ave Maria et il ne voulait plus le lâcher. Eh bien était-ce un manque d'obéissance ? Mais j’aime les légendes, qu'elles soient vraies ou pas, ce n'est pas la question. Il y a un dominicain avec qui je me dispute beaucoup là-dessus, il dit: « Mais on n'est pas sûr de ça. » Mais qu'est-ce que ça peut faire ? On ne prête qu'aux riches. Or quand on met l'accent sur telle ou telle légende qui touchait saint Thomas, les légendes ne sont pas toujours complètement dénuées de fondement dans la réalité. Les légendes sont souvent, surtout avec des personnalités comme saint Thomas, très significatives. Donc, certains disent qu’on l’a fait évader du château comme saint Paul, vous savez, avec un panier – il était déjà un peu fort… Mais est-ce que c’est vrai, ou est-ce que la comtesse Théodora, qui était quand-même sa maman (et les mamans se laissent souvent fléchir, c’est bien connu)… Toujours est-il qu’il a repris la route, il a rejoint son supérieur général, il a repris la route de Paris. Il est arrivé à Paris en 1248, et là il a été l’élève de saint Albert. Il a été ébloui par saint Albert, et Albert lui a dit : « Viens avec moi à Cologne ». Albert était le responsable du Studium generale de Cologne. Cela s’appelait ainsi à l’époque, c’était une université des dominicains, si vous voulez ; saint Albert étant bien sûr dominicain. Et alors là, il y a des petites légendes croustillantes ; saint Thomas ne disait rien, ce n’était pas un bavard, il ne parlait qu’à bon escient. Ses confrères le prenaient pour un petit demeuré. Un jour, d’ailleurs, il y a l’un de ses confrères qui, très gentiment, lui dit : « Bon écoute, t’as pas l’air de comprendre tout, je vais t’expliquer ». Alors il commence à expliquer, puis à un moment donné il ne savait plus, le confrère en question. Alors saint Thomas, avec une humilité parfaite : « Frère, ne serait-ce pas telle chose, telle chose etc. ». Et alors il lui a tout expliqué, tout repris. L’autre était évidemment blême, ou rouge de confusion : saint Thomas en savait bien plus que lui, il avait bien mieux compris que lui… Mais il n’a pas fait celui qui la « ramenait » : « Oh, moi, je sais tout cela » ; non, pas du tout, il a écouté, et ses confrères l’appelaient le « bœuf muet », le « bœuf muet de Sicile ». Un jour, saint Albert, dans une homélie, a dit : « Ah, vous l’appelez le bœuf muet ! Eh bien j’aime autant vous dire que ce bœuf muet va faire retentir le monde entier de ses mugissements ». Et c’est ce qui s’est passé.
Ensuite saint Thomas est revenu à Paris, vers 1251-1252, et là ont commencé les moments difficiles. Parce qu’à Paris, à la Sorbonne (ce qui est aujourd’hui la Sorbonne), c’étaient les séculiers, c’est-à-dire les prêtres qui dépendent de l’évêque, qui sont du siècle, comme le nom l’indique, mais qui ne sont pas dans un ordre religieux. Et puis ils sont assez fiers de leurs… manchettes; et les pauvres dominicains, et les pauvres franciscains, étaient des mendiants. Non mais vous imaginez, des mendiants, qui se permettraient d’enseigner à l’université ? Oh, ils n’étaient pas en haillons, d’accord, mais enfin quand-même ! Et la lutte a commencé contre les mendiants, c’est-à-dire les franciscains (saint Bonaventure) et les dominicains (saint Thomas) et Guillaume de Saint-Amour, qui les détestait ! Il a persécuté vraiment les mendiants. Ils ont fini par gagner, parce que le pape est intervenu directement de Rome, d’Orvieto etc… de tous les endroits où il se trouvait – (parce que la papauté n’était pas uniquement établie à Rome à l’époque, comme vous savez au siècle suivant d’ailleurs elle va s’installer en France) – et pour le pape ce n’était pas facile à l’époque ! n’oubliez pas qu’Aristote (je fais une petite parenthèse qui fera le lien avec ce que nous dirons tout à l’heure) nous est arrivé par les Arabes, c’est-à-dire par les musulmans, c’est-à-dire par Averroès, par Avicenne, avec des erreurs, parce que les musulmans, comme vous le savez – et saint Thomas dans le Contra gentes ne mâche pas ses mots à ce sujet – ne distinguent pas ce qui est à César et ce qui est à Dieu, ils mélangent tout ça ‘agréablement’, et de fait, leur interprétation d’Aristote, à travers Averroès en particulier (c’étaient les textes que saint Thomas et saint Albert avaient connu), était vraiment entachée de beaucoup d’erreurs. C’est ce qu’on a appelé l’averroïsme latin, avec comme héraut Siger de Brabant. Je ne rentre pas dans les détails, mais saint Albert et saint Thomas se sont rendu compte du danger de l’averroïsme. L’évêque de Paris, qui n’était pas toujours un homme de culture exceptionnelle, se trouvait entre le marteau et l’enclume. D’un côté les séculiers, costumes et manchettes, de l’autre côté les mendiants, saint François, saint Bonaventure et saint Dominique, et surtout le refus des séculiers d’accueillir les mendiants, d’accueillir saint Thomas et saint Bonaventure dans les chaires universitaires. Il y avait des distinctions importantes, à l’époque , par exemple la chaire pour les étrangers, etc. On a concédé aux mendiants cette chaire pour les étrangers. Et saint Thomas, à ce moment-là, faisait, pour avoir sa licencia docendi – c’est-à-dire la licence d’enseignement – le commentaire des « Sentences » de Pierre Lombard. Les « Sentences » de Pierre Lombard étaient ce que tout universitaire bien né devait commenter pour pouvoir enseigner : ce qu’on appelait un « bachelier sententiaire ». Et je signale que, simplement le commentaire de Pierre Lombard de saint Thomas, ce sont quatre gros volumes… Et simplement pour la licence ! On est loin du compte aujourd’hui ! Mais, évidemment, des esprits, des intelligences aussi belles que celles de saint Bonaventure ou de saint Thomas n’étaient pas pour reculer devant des travaux qui pour eux étaient assez simples, assez élémentaires. Mais il faut dire, quand-même, quatre tomes, rien que pour le commentaire des « Sentences » de Pierre Lombard, quatre gros tomes ! Je les ai abandonnés à nos amis de Lagrasse, parce qu’ils en avaient besoin et que moi je n’en avais plus l’usage. Mais c’est une splendeur. Et d’ailleurs ce commentaire est à l’origine de ce que sera plus tard à la fin de sa vie la « Somme théologique ». Et ce qui aura manqué à la Somme, parce que saint Thomas est reparti pour le Ciel avant d'avoir tout à fait terminé, ses disciples le prendront dans les sentences pour l'ajouter à la fin de la « Somme théologique », après le traité de la pénitence. Cette querelle des mendiants nous paraît aujourd'hui un peu platonique, mais c'était une vraie querelle, et les premiers écrits de saint Thomas (qui fait deux ou trois écrits pour répondre aux attaques de Guillaume de Saint-Amour) étaient des écrits assez virulents. C'est là où il a exercé la passion, comme je vous disais tout à l'heure. Et avec une maestria, une rigueur, une charité et une humilité ! Parce qu’il n’était pas comme les séculiers : comme on dit familièrement, « il ne la ramenait pas » ; il n’a pas dit « Oh, nous, on est plus forts etc… » ; non, non, il était d’une humilité parfaite ! Vous comprenez : il a toujours vaincu par la charité et l’humilité. Et d'ailleurs, quand il parle des vertus, il dit : « il n'y a aucune vertu qui soit une vertu si elle n'est pas informée par la charité ». Pour lui, la charité, c'était number one, c'était numéro 1, c'était ce qui passait avant tout. Les vertus intellectuelles ou morales, si elles ne sont pas informées par la charité, ne valent rien. Parce qu'on peut très bien être tempérant par orgueil, on peut très bien être juste par orgueil, etc. Tandis que si c'est informé par la charité, l'orgueil a beaucoup de mal à s'infiltrer. Il arrive quand même, à s'infiltrer, car ça ne meurt que 10 minutes après nous, n'oubliez jamais ça.
Et il y a eu des luttes… ! On milite à ce moment-là contre Aristote, parce que c'était un problème ! Aristote était interdit. Or, qu’a fait saint Thomas, en philosophie, sinon commenter Aristote ! Mais commenter Aristote… prenez un texte d'Aristote et essayez d'en faire le commentaire, vous me donnerez des nouvelles… Il faut être - personne n'avait compris ça - un esprit d'une dimension exceptionnelle pour, philosophiquement parlant, commenter Aristote. Et en plus il a fallu une dispense du pape ! Songez que l'Organon (l’Organon c'est quand même pas un livre audacieux, c'est la logique d'Aristote) était à l'index à Toulouse ! L’Organon à l'index, ça veut dire que ça nous privait de l'instrument de l'intelligence, c'est inimaginable ! Seulement il faut comprendre qu'Aristote nous est venu par les Arabes et donc que c’était entaché d'erreurs! Et que les gens d'Eglise n'ont pas tous une culture extraordinaire : ils avaient vu qu'il y avait des erreurs, donc erreur égale « on condamne ». Ça facilite les choses et ça évite les méningites !
Vous comprenez, ça a été un de ses combats. Alors bien sûr, comme saint Thomas s'est fait reconnaître par l'entourage du Saint-Père, des différents papes de l'époque, qui s'appelaient ou Innocent ou Clément etc., et comme il était à la cour du pape, il est reparti bachelier sententiaire en 52 juste après avoir été ordonné prêtre; ensuite il est resté à Paris comme maître régent. Régent, c'est un poste très important chez les Dominicains, c'est un peu notre recteur, c'est le recteur, celui qui, comme son nom l'indique, montre le droit chemin. Donc il a été maître régent, et ensuite il est parti à Naples et il est allé à la cour du pape qui était à l'époque à Orvieto. Orvieto n'est pas très loin d'ici. Alors là, il a fait des choses extraordinaires, parce qu'il n'était plus attaqué. Le pape était favorable, l'entourage du pape aussi, ainsi que les Dominicains. Ça le changeait de Paris où tout le monde était contre. Il s'est reposé un petit peu et surtout il en a profité pour écrire, pour dicter ; il dictait jusqu'à 3 et 4 secrétaires à la fois sur des thèmes différents. Je ne sais pas si vous voyez : Moi, toute ma vie, j'ai eu des secrétaires, mais je ne dictais pas à plusieurs secrétaires sur des thèmes différents ! Pour faire ça, il faut avoir une intelligence et un cerveau d'une organisation vraiment rare et exceptionnelle. Alors certains esprits vous diront que Napoléon en a fait autant. Oui, mais c'étaient des lettres à ses généraux, et cela si je puis dire, l'officier que je suis serait capable de le faire. Mais non pas faire ce que faisait saint Thomas, c'est-à-dire qu’il avait d'un côté le de potentia, après il avait le de malo, le de spiritualibus creatoris… Et il passait de l'un à l'autre, et il savait toujours où il en était. Ce que je me suis toujours demandé, c'est comment il transportait tout cela. Parce que les mendiants n'avaient pas le droit d'aller à cheval. Ils devaient aller à âne. Alors je sais bien que les ânes ça porte beaucoup de choses, mais il marchait à côté, il était dessus ? C'est un point que j'ai essayé de creuser, j'ai fait des recherches, mais je n'ai pas trouvé de réponse satisfaisante. Je pense qu’à certains moments il a dû prendre le bateau, parce qu’il avait quand même tous ses documents ; prenez certains travaux de St Thomas comme la Catena aurea (la Chaîne d’or) : cela suppose qu’il avait avec lui toute l’Ecriture ; mais pas seulement l’Ecriture, les commentaires de l’Ecriture ! Tout ce qui existait à l’époque qu’on pouvait transporter ! Et puis il n’y avait pas de livres de poche ! Les in-folio de l’époque, c’était énorme, de ce fait il a réalisé un travail à Orvieto assez extraordinaire, et ensuite il a été à Rome, au couvent Ste Sabine, certains d’entre vous y sont peut-être allés, et en 1268 il quitte Rome et retourne à Paris, parce qu’il avait au sein de l’ordre dominicain beaucoup de responsabilités, et il a continué à la fois son travail, son enseignement, ses luttes, parce qu’à son retour, la lutte a repris très sérieusement . Et là alors je vais vous demander de distribuer ceci, comme ça vous allez pouvoir suivre, parce que cela fixe mieux les choses.
La première page à Cologne, c’est le bœuf muet, mais avec St Albert. La suite quand St Thomas va être condamné, parce qu’il va être condamné comme souvent les gens bien, et évidemment ça a été pour St Albert une douleur telle qu’il est mort peu après. Deuxième voyage à Paris : sur la deuxième page : son premier enseignement a eu lieu comme bachelier sententiaire (le commentaire de Pierre Lombard dans les Sentences.) Il a écrit ce petit chef d’œuvre qu’est le de ente et essentia, à l’âge où moi je faisais mon service militaire ! (Le de ente et essentia, c’est un texte que l’on propose en général au moins pour l’agrégation. Alors que le de principis naturae est beaucoup plus facile.) Il a eu sa maîtrise en théologie en 1256, ensuite il a été maître Régent à Paris. Pendant qu’il était maître Régent, il enseignait à l’université et il était Régent au couvent St Jacques ; pendant ce temps-là, donc, il a écrit les « Questions disputées de Veritate » ; les « questions disputées », c’est un latin plus difficile, d’ailleurs, que celui de la Somme, mais c’est une splendeur et je dois au Père Bonino, dominicain actuel de nous avoir beaucoup aidés à la faculté, parce que traduire St Thomas n’est pas facile. La Somme de théologie est d’un latin assez facile, mais les « questions disputées » c’est plus difficile. (Parce que là St Thomas, je ne sais pas s’il a voulu utiliser un latin plus universitaire, en raison de la persécution des séculiers, donc il fallait qu’il montre que lui aussi avait des « manchettes » et qu’il était lui aussi très savant. Il faut de temps en temps faire de concessions, vous verrez ça dans votre vie, ce n’est pas toujours amusant)]. Ensuite il a donné des « Quolibet », ah et puis ce petit chef d’œuvre que j’avais enseigné une année ici c’était le « Super Boetium de Trinitate »… Le de Trinitate de Boèce… Il n’est pas question de la Trinité dedans, contrairement à ce que le nom indique, mais c’est l’endroit, de toutes les œuvres de Saint Thomas, où il donne le mode de procéder (modum procedendi) ; le mode de procéder dans toutes les disciplines spéculatives : c'est-à-dire philosophie de la nature, philosophie des mathématiques, et métaphysique. C’est la splendeur des splendeurs, parce qu’on n’a jamais fait un texte d’une telle qualité, en application de la logique aux grandes disciplines philosophiques ! il y en a trois. Et puis évidemment, toutes les disciplines connexes, parce qu’en philosophie de la nature, vous avez tout ce qui touche au de generatione, de caelo, de anima, enfin toutes les grandes œuvres de St Thomas ; Mais le de Trinitate c’est vraiment la clé de tout… vous avez le texte ici, moi je vous l’avais traduit ; ceux d’entre vous qui voudront un petit peu creuser, je vous recommande beaucoup de travailler dans le de Trinitate de Boèce commenté par St Thomas. Le contra impugnantes, c'est-à-dire contre ceux qui nous combattent, et puis alors, comme en se jouant, il a commenté le traité de Job. Et il a fait le début de la Somme contre les Gentils. La Somme contre les Gentils je vous ai apporté un exemplaire ici aussi. On a enfin une très bonne traduction, c’est Cyrille Michon qui a fait la traduction ; voilà le tome 1, il y a quatre tomes comme ça. Et il y a beaucoup d’éditions j’en ai lu au moins trois ou quatre ; mais en français, ce n’était pas toujours très bien traduit, bien que certaines traductions soient faites par des amis, mais cette traduction est très bonne : celle de Cyrille Michon, je vous la conseille très vivement, parce que c’est une somme qu’on appelle parfois – très injustement d’ailleurs – la somme philosophique. avec Cyrille Michon. Thomas l’a écrite pour St Raymond de Peñafort. St Raymond de Peñafort qui bataillait avec les musulmans (à l’époque, les musulmans ne donnaient pas moins de soucis qu’aujourd’hui) et les combats de St Raymond de Peñafort exigeaient d’avoir une armada, une artillerie philosophique et théologique d’une qualité pédagogique extraordinaire. La « Somme Théologique », qui est ici, c’est une somme pour les débutants. Quand vous allez commencer à travailler dedans, pour ceux qui n’y sont pas encore, vous verrez qu’on voudrait bien être des débutants… La « somme contre les gentils », c’est une pédagogie, comme le nom l’indique, contre ceux qui ne partagent pas notre foi ; mais évidemment, ça vole très haut aussi ; c’est un régal, cette « somme contre les gentils », et puis c’est dans le livre de poche de Flammarion. Je n’ai aucun intérêt dans la maison mais je vous le recommande très vivement parce que c’est une bonne traduction, et à ceux d’entre vous qui ne sont pas très à l’aise avec le latin, je la recommande. La « somme théologique », c’est un latin beaucoup plus facile et donc il n’y a pas de raison de prendre de traduction, parce que c’est… « agricola est pulchra » ; c’est simple. St Thomas se comprend tellement mieux en latin !
Ensuite, il part en Italie en 1259, et à Naples, il continue la « somme contre les gentils ». Visiblement, Raymond de Peñafort le talonnait , il était lecteur à Orvieto, parce que dans la cour du pape il y avait toujours le lecteur, mais le lecteur au grand sens du terme, c’est pour ça que nous, à la faculté, j’avais pris les termes d’auditeur, lecteur, commentateur… et le lecteur, ce n’est pas seulement celui qui sait lire, c’est quelqu’un qui « va à l’intérieur ». Ensuite il a terminé « Job », et la « catena aurea », c'est-à-dire la « chaîne d’or », qui sont les textes de l’Ecriture et des grands commentaires ; et puis contre les erreurs des grecs ; St Thomas a toujours insisté sur la nécessité de connaître les erreurs. Pie XII, d’ailleurs, dans « Humani generis » ne dit rien d’autre. Pourquoi ? Parce que vous ne pouvez combattre que ce que vous connaissez ; et puis, les erreurs nous permettent d’approfondir la vérité, de mieux connaître la vérité, la doctrine et les racines à la fois de l’intelligence et de la foi. Il ne faut pas rester trop longtemps dedans, parce qu’évidemment quand on macère dans le vinaigre, on en prend le goût ; mais il y a quand-même là une pédagogie qui est importante et St Thomas insiste beaucoup là-dessus. De même qu’il dit : ce n’est pas parce qu’untel ou untel a dit quelque-chose que c’est vrai ou faux ; à vous de déterminer ce qui est vrai et ce qui n’est pas vrai. Ce qui nous importe, c’est la vérité des choses, et saint Thomas y a consacré toute sa vie. Vous voyez, quand il ne savait plus, il allait à la chapelle à côté (et c’est Reginald qui nous le dit, son « socius » - parce que les grands maîtres, les grands professeurs avaient un « socius », avec eux, et Reginald de Piperno était un « socius » de Saint Thomas), et il allait mettre sa tête dans le tabernacle ; pour demander au Seigneur de lui donner la réponse. On raconte – est-ce vrai ou pas je n’en sais rien mais peu importe, c’est intéressant comme anecdote, fût-elle légendaire – qu’il était à la table de St Louis (parce qu’évidemment, les grands saints, quelquefois, se connaissent ; et vous verrez, j’ai un texte où St Thomas, après la mort de St Louis, dit déjà ce qu’il pense de St Louis), et à un moment donné du repas, pang ! un grand coup de poing sur la table : « ça y est ! J’ai trouvé la réponse pour l’erreur des manichéens ! » Alors évidemment, les gens à droite à gauche se regardent, on se conduit pas comme ça à la table du Roi… St Louis fait tout de suite venir un secrétaire : « Prenez tout de suite ce que frère Thomas veut vous dicter » ; et on a le résultat de ce que St Thomas avait trouvé. Un jour il était dans un commentaire de St Paul (l’épître aux Romain probablement, par ce qu’il a beaucoup travaillé sur l’épître aux Romains) et puis à un moment donné une difficulté se présente. L’épître aux Romains, n’est pas toujours facile ! Alors son socius, Reginald, dit que St Paul était avec lui dans la pièce, et que St Paul lui a donné la solution. Je ne peux pas vous en dire plus ; c’est Reginald qui le dit. Parce qu’à plusieurs reprises il a eu des manifestations comme celle-là ; Notre-Seigneur, au moment de la Transfiguration, il y a quand-même eu Moïse et Elie qui sont venus, et c’était avant la résurrection de Moïse et d’Elie ; et il paraît qu’il y a eu aussi d’autres cas. Mais ça n’a rien d’étonnant, parce qu’à partir du moment, j’allais dire, où vous avez cette dimension intellectuelle, spirituelle, morale, sociale, théologale (théologique), tout est possible, y compris que St Paul puisse venir voir St Thomas pour mettre trois gouttes d’huile là où il fallait pour le commentaire de son épître aux Romains.
(C’était Jean de Verceil qui était maître de l’Ordre des Prêcheurs). Thomas était lecteur à la cour du St Père à Orvieto, et c’est à ce moment-là, en 64, qu’il a écrit la liturgie du Corps du Christ. Je trouve très belle cette anecdote. Le pape avait demandé à Bonaventure qui était un très grand professeur, un projet pour cette messe. Tous les deux avaient fait un texte sur la liturgie du Corpus Christi ; mais St Thomas, avec sa merveilleuse humilité, est arrivé chez St Bonaventure, et il lui a dit : « Ecoute, voilà ce que j’ai fait, je ne sais pas ce que tu en penses » ; alors St Bonaventure a regardé le texte que Thomas avait fait pour la liturgie du Corps du Christ, pour ce que le St Père avait demandé ; et une larme à l’œil, il a pris le texte qu’il avait fait et il l’a déchiré ; et c’est celui de St Thomas qui nous est arrivé, qui est parvenu jusqu’à nous. Ca nous montre que les grands saints ont une capacité d’humilité qui dépasse l’imagination. Puis il est maître-Régent à Rome, à Sainte-Sabine, il a rédigé la prima pars, c'est-à-dire la première des trois parties de la Somme, la suite de la catena aurea (St Marc, St Luc, St Jean), le de potentia qui est, dans l’édition Marietti, le tome 2 des « Questions disputées », qui est une splendeur. Le de potentia, on l’a travaillé, nous, à la faculté, avec plusieurs dizaines de médecins, et j’ai découvert, en travaillant avec eux et en travaillant dans le de potentia, que St Thomas connaissait l’ADN. Or, quand j’ai fait mes études en sciences, on ne m’a pas parlé de l’ADN, ce n’était pas encore découvert. Vous savez comment il appelait l’ADN ? - car il ne l’appelait pas l’ADN bien sûr – « intellectus » ; parce que le latin a d’énormes avantages, et en particulier d’être analogique. C’est-à-dire qu’un seul mot, en latin, a des sens très étendus. Et alors, quand on lit le de potentia, je crois que c’est la question 9, il parle d’intellectus, c'est-à-dire le principe d’ordre dans la cellule ! Nous sommes en 1265-1268… Comme nous disent les beaux esprits, « tout ça c’est du Moyen-Age »… C’est absolument extraordinaire ! Et vraiment on était avec tous ces médecins, et on travaillait avec eux, et ce principe d’ordre… parce qu’ils le constatent, alors ils appellent ça autrement, ils appellent ça l’acide désoxyribo-nucléique, bon je n’ai pas d’objections, c’est un très beau mot, et puis c’est très bien, mais appeler ça « intellectus », c’est pas mal non plus. Parce qu’en plus de ça, vous savez ce que veut dire « intellectus » : l’étymologie du mot, c'est-à-dire le quid nominis, pas le quid rei : c’est « lire à l’intérieur », intus legere. Or, qu’est-ce qui peut lire plus à l’intérieur que l’ADN ! Et ensuite, développer le programme correspondant ! Et ça c’est le de potentia… Evidemment, il a souffert St Thomas, mais que la souffrance était belle, et que de fruits cette souffrance nous a valu !
Il y a deux types d’écrits de St Thomas : il y a ses écrits de théologie, et ses écrits de philosophie pure ; vous entendez beaucoup de beaux esprits, parfois malheureusement dominicains, qui vous disent « mais St Thomas n’est pas philosophe ! Seulement théologien, mais ce n’est pas un philosophe ! ». Ce qui est une contre vérité à angle droit, et je me suis beaucoup disputé avec eux, sans toujours un succès d’ailleurs retentissant. Mais c’est vraiment remarquable de voir les trésors philosophiques. Sur le de anima par exemple… Vous étudiez ici le de anima ? Vous savez la définition de l’âme ? Qui la sait ? «C’est l’acte premier d’un corps physique organisé ayant la vie en puissance» Bravo ! bravissimo ! Voilà « Actus primus corporis physici organici habentis vitam in potentia ». C’est tout à fait merveilleux, parce que, en psychologie, j’ai travaillé beaucoup en psychologie, j’ai enseigné à l’hôpital, en psychologie, évidemment, dans toutes les branches de la psychologie, quand je lis le de anima et cette définition que vous avez eu la gentillesse de nous rappeler, c’est quelque-chose de magnifique ! Que l’âme soit l’acte premier du corps, corpus physici organici, c’est formidable ! Pourquoi ? parce que d’abord, ça vient d’Aristote, ça veut dire qu’Aristote « savait » que le corps allait ressusciter, parce que si c’est l’acte premier du corps, et de fait, quand l’âme quitte le corps, elle n’est plus la personne ! (c’est d’ailleurs ce qui explique l’Assomption de la très Sainte Vierge Marie). Quand l’âme quitte le corps, la personne, il n’y en a plus ! Or je sais bien que certains disent que la personne est concentrée sur l’âme… non ! Non, non,non ! « Actus primus corporis physici organici » ! C’est l’acte du corps. C’est étonnant ! Et St Thomas a repris tout ça dans le de anima. Alors, simplement, celui qui lit Aristote, tout seul, se prive de toute l’intelligence de la pensée d’Aristote. Parce qu’Aristote, il n’est pas toujours facile. Aristote est très concentré, c’est un concentré doctrinal inouï et St Thomas a eu l’intelligence de diviser les concepts pour nous les rendre assimilables. C’est ce qu’on appelle la pédagogie. Il a donc ordonné les concepts, et après il les a redivisés. Parce qu’au début, au moment où avec la grâce de Dieu nous avons fondé l’IPC, il se trouve que le président de la Sorbonne et le directeur de l’UER de Philosophie étaient de bons camarades, de bons amis. Et Monsieur Aubenque, qui était directeur de l’UER, avait fait deux livres sur Aristote. On se rencontrait de temps en temps, rue d’Ulm ou ailleurs, parce qu’il était professeur en même temps à Normale, et je lui ai dit : « Mais, est-ce que vous avez travaillé dans les commentaires d’Aristote ? » ; il me dit : « Pourquoi, il faut ? » ; je dis « Oui, il faut ! ». Alors je lui ai cité St Thomas, St Albert, j’ai pas osé aller jusqu’à Cajetan parce qu’il m’aurait regardé de travers... Mais quand je l’ai revu, quelques mois après, il m’a dit : « Vous savez, vous aviez raison, je suis allé voir les Commentateurs… eh bien, mais c’est pas mal du tout ! ». J’étais très content, on est resté de très bons amis ; et il nous a beaucoup facilité les choses bien sûr pour les contrats avec la Sorbonne, pour les examens ; on interrogeait les étudiants sur notre programme, à nous, et ça se passait très bien. Mais vous voyez, il étudiait Aristote, il a fait deux ouvrages, un sur la prudence et un sur la métaphysique et il n’a pas été voir les commentateurs quand il a découvert les commentaires de St Thomas sur Aristote, il a été très heureux parce que finalement c’était un homme de grande culture, qui avait beaucoup travaillé, mais il s’était arraché les cheveux. Je lui ai dit : « vous avez fait un ouvrage sur la métaphysique mais sans prendre le commentaire de St Thomas ? » et de fait, il a regretté après de ne pas les avoir connus plus tôt ; mais ça c’est nous en France : St Thomas a été catalogué une fois pour toutes comme « Moyen-âge », comme « traditionnaliste », comme « en latin », comme je ne sais pas quoi, et par conséquent, on met au placard et c’est fini. De fait, quand on découvre ensuite St Thomas, c’est tout à fait merveilleux, parce qu’on découvre que St Thomas nous donne les clés. Mais St Thomas il commence le Contra Gentiles en disant sapientis est ordinare : « le propre du sage, c’est de connaître l’ordre et de mettre de l’ordre ». Et au fond, ce qu’il dégage d’Aristote, c’est l’ordre et… la définition de l’ordre c’est « la disposition des parties par rapport à la fin ». Et pour comprendre Aristote, il faut un principe d’intelligence, et le principe d’intelligence, St Thomas l’avait, et quand je prenais Aristote quand j’étais étudiant, pffff… je ne peux pas vous dire que ça m’enthousiasmait beaucoup. Il fallait travailler dans Aristote, je le faisais par obéissance, mais quand vous prenez St Thomas, par exemple le commentaire du de anima puisqu’on parlait de son traité de psychologie rationnelle, alors c’est d’une limpidité…et puis surtout ça engendre la joie ; la vérité engendre la joie. Quand on travaille dans St Thomas, il vous le rend au centuple, par la joie qu’il vous donne. Mon premier contact avec St Thomas quand j’avais 18-19 ans, ça a été enthousiasmant, d’autant plus qu’avant j’avais travaillé dans les pensées modernes : Kant, Hegel, Sartre etc…
Dans cette deuxième partie, nous avons distribué un texte de Monseigneur Dionne qui a été mon professeur à Québec, et qui a été, depuis saint Thomas, le plus grand logicien, et qui a maintenant d'ailleurs, pour héritier tout à fait fidèle, Bruno Couillaud, qui a écrit un livre sur la logique, "Raisonner en vérité", qui est une petite merveille, et que je vous recommande; parce que, dites-vous bien que la logique, c'est l'instrument de l'intelligence, l’ "organon" ; la logique, quand on travaille dans la Somme par exemple, je prends la Somme parce que je l'ai apportée à votre intention ici; la maîtrise que saint Thomas avait de la logique est quelque chose d'étonnant. Et il faut voir que, si on a mis saint Thomas pendant si longtemps au placard, c'est bien sûr en raison de ce capital de vérité qu'il représente, qu'il vit et qu'il donne, "tradere veritatem contemplatam", mais c'est aussi parce que, élève de saint Albert, il a été un des plus grand logicien, depuis Aristote et saint Albert; saint Albert a été un logicien d’une puissance rare, malheureusement ses œuvres ne sont pas traduites du tout, et le latin de saint Albert est un latin un peu ‘germanique’ et évidemment ça complique la lecture. Le livre de Bruno Couillaud est un chef-d'œuvre de fidélité à Aristote, à saint Albert et à saint Thomas, et je vous le recommande vivement. C'est lui que j'ai accueilli quand il était jeune étudiant, c'est certainement une mes grandes joies qu'un de mes étudiants ait pu avoir une maîtrise, surtout à l'écrit. Pour faire ce livre il a une maîtrise de la logique très parfaite. Et j'en rends grâce au Seigneur. Monseigneur Dionne, qui a été notre maître à tous, dans ce domaine, a fait un petit texte, que l'on vous a remis, sur les deux sortes de certitude : la certitude simpiciter (si j'emploie des mots qui ne sont pas clairs, vous m'arrêtez) et puis la certitude secundum quid. Alors, comme nous parlons de saint Thomas philosophe, c'est surtout là-dessus que je voudrais mettre l'accent. La certitude simpliciter est une certitude secundum naturam, c'est-à-dire une certitude qui est de l'ordre de la nature. Tandis que la certitude secundum quid, comme le nom l'indique, c'est relatif, c'est une certitude qui est liée à quelque chose de limité, dans le temps, dans l'espace etc. Monseigneur Dionne nous a donné des cours magnifiques en logique, et sur la certitude de saint Thomas, il a bien montré que la certitude en théologie tient de la cause, or la cause, c'est la parole de Dieu, donc il ne peut pas y avoir de certitude plus grande. Il ne peut pas y avoir de certitude plus grande que celle de la Parole de Dieu. Donc c'est la certitude simpliciter. Mais alors la philosophie ? Elle arrive là, tintinnabulant, pourquoi va-t-elle être secundum quid? Eh bien parce que la philosophie ne vient pas de la Parole de Dieu ! Mais, comme disait Jean-Paul II, c'est quand même le même Dieu qui s'est exprimé dans la Révélation, comme dans la théologie, et qui s'est exprimé dans la création! Or le philosophe, quel est son rôle? C'est de décoder la création ! La réalité ! "Adequatio intellectus rei"! La certitude de la philosophie paraît être une certitude secundum quid, relative, relative à vos capacités intellectuelles, relative à votre sensibilité, "rien n'est dans l'intelligence qui ne soit passé par les sens"! Et puis ça dépend de la coutume ! Mais la coutume, c'est du secundum quid ! Ceux qui sont dans les pays marxistes... J'ai des amis qui sont allés en Union soviétique à l'époque , et qui m'expliquaient que les gens étaient imprégnés, c'était la consuetudo, la coutume, et la coutume est très importante dans la vie de l'intelligence et les mœurs intellectuelles. Mais c'est du secundum quid ! Alors, qu'est-ce qui va faire que la philosophie de saint Thomas va être plus certaine? Quelqu'un peut me le dire ? Comment passe-t-on d'une certitude secundum quid à une certitude simpliciter en philosophie ? Qu’est la philosophie par rapport à la théologie ? Quelqu'un peut me le dire ? Oui bien sûr ! Bravo ! "Ancilla theologiae!" Elle est servante de la théologie ! Qu'est-ce que ça veut dire, servante de la théologie ? Ça veut dire que quand on a besoin d'elle, on la sonne. D'ailleurs, si le diable s'est arrangé aujourd'hui pour qu'on ne parle plus d"ancilla theologiae" c'est qu'il y a des raisons ! On a essayé de nous ’ fourguer’ le marxisme en conformité avec l'Évangile, la phénoménologie en conformité avec l'Évangile, etc, n'importe quoi qui peut rendre compte de l'Évangile en philosophie... Ce n'est pas possible ! Ce n'est pas, ni l'avis de l'Église, ni mon expérience. J'ai quand même une certaine expérience dans ce domaine, depuis l'âge de 19 ans jusqu'à aujourd'hui, ça veut dire qu'il n'y a qu'une philosophie qui puisse rendre compte de la Parole de Dieu.
Rendre compte "quo ad nos" ! C'est-à-dire par rapport aux limites de l'intelligence ! Ça ne peut pas être le marxisme, pour différentes raisons ! Aujourd'hui on en sourit, mais à l'époque on ne riait pas toujours ! Et ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est que tous les papes, je dis bien tous les papes depuis Jean XXII, qui en 1323 a canonisé saint Thomas , et spécialement les papes depuis Léon XIII, enfin déjà avec le bienheureux Pie IX, enfin tous les papes, il n'y a pas eu d'exception, nous ont recommandé saint Thomas, et ils l'ont tous recommandé avec une insistance qui est allé croissante. Léon XIII a fait une encyclique qu'il faut relire une fois de temps en temps: c'est "Aeterni Patris", où il a remis saint Thomas à sa place dans l'Eglise. On l'avait collé au placard. Encore lui ! Parce qu'il dérangeait tout le monde bien sûr. J'aime saint Augustin. Toutefois de saint Augustin, vous pouvez tirer à peu près toutes les hérésies que vous voulez. Donnez-moi une page de saint Augustin, et je vous tire trois hérésies. Avec toute la mauvaise foi voulue, naturellement ! Bien sûr ! Il y en a qui ne s'en privent pas vous savez... Prenez ce que vous voulez dans saint Thomas, vous ne pouvez pas tirer une seule erreur, une seule ambiguïté, une seule confusion, une seule imprécision; en plus de ça, un point très important, c'est le vocabulaire de saint Thomas... Ah, ne vous séparez jamais du vocabulaire de saint Thomas, je vous en supplie! Pourquoi ? Parce que le mot est le signe de l'intelligence ! Et c'est par le mot que l'on corrompt l'intelligence. Toute l'expérience universitaire de ma vie est là pour le vérifier. Le mot, c'est très très important. On dit la lettre tue et l'esprit vivifie. Je suis d'accord, mais pas le mot chez saint Thomas ! Le mot est une œuvre d'art ! C'est-à-dire qu'il est créé par nous ! Mais il est créé par nous à partir de l'intelligence ! Or, "intus legere", c'est à dire que l'intelligence nous fait pénétrer à l'intérieur des choses, elle nous donne la substance, ce que l'on peut appeler la substantifique moelle ; elle nous donne la substance, le "quod quid erat esse"; et donc c'est ça que le mot exprime, et chez saint Thomas c'est magnifique, et d'ailleurs si j'ai le temps tout à l'heure j'aimerais vous lire quelques lignes de Jean-Paul II dans "foi et raison", "Fides et ratio", cette encyclique est l'un des plus grands bienfaits de l'humanité qu'on n’ait jamais reçu! Lui, c'est un ami, je parle de Jean-Paul II, lui c'est un ami, parce qu'il dit tout le long que saint Thomas est philosophe ! Alors, mes amis Dominicains avec lesquels je me dispute régulièrement, depuis qu'il y a cette encyclique, ils sont beaucoup moins sûrs que saint Thomas n'est que théologien. Mais on ne peut pas être théologien si on n'est pas philosophe, ce n'est pas possible. Et c'est ça qui est le secret, et la réponse à la question posée, c'est que la philosophie devient d'une certitude équivalente à la théologie lorsqu'elle est son substrat, lorsqu'elle est celle qui accompagne la certitude de la théologie, simpliciter. Donc elle est "ancilla theologiae", alors elle devient certitude simpliciter. Alors que toute nue, c'est-à-dire indépendamment de la théologie, elle n'est que secundum quid, parce qu'elle est liée aux limites de notre intelligence, et Dieu sait que l'intelligence est limitée ; elle est liée à la manière dont nous connaissons, "quoad nos", par rapport à nous, ça aussi, c'est une source de difficultés. Deux personnes qui voient la même chose ne vont pas la traduire de la même façon. Tous les commissaires de police vous le diront. “Non il arrivait de la gauche, non il arrivait de la droite, non il n'y avait personne !” Mais quand il s'agit de la Parole de Dieu, là il n'y a plus aucune équivoque. Et c'est pour ça que saint Thomas, qui fait le lien - le lien, le mot est faible - entre tous ces éléments, les traduit dans un vocabulaire. Et c'est pour ça qu'une traduction est un pis- aller ! Il faut la lettre même de Thomas. Lors des premières années de la faculté : au début, tous les étudiants savaient le latin. Puis au bout de quelques années, ça s'est dégradé, et ils savaient de moins en moins le latin. Alors j'ai cru intelligent de faire des traductions, à ma sauce; c'était peu heureux. Quand je les ai relues dix ans après, j'ai dit: "oh là là, qui a fait ça?" C'était moi, bien sûr, mais je n'étais pas fier... Ce n'était pas bien, j'avais été au plus urgent, si vous voulez... J'avais quand même des étudiants qui avaient fait hypokhâgne, on maîtrisait bien la culture française, mais pour traduire du saint Thomas, vous savez c’est autre chose ! On a maintenant traduit certains des textes de saint Thomas, et en particulier la "Somme contre les gentils" est très bien traduite, mais dans les traductions de saint Thomas, il faut donner le texte latin avec. Parce que, seul le texte latin donne la pensée du Maître. Le latin est une langue analogique. Le français est une langue univoque: Un mot, un sens. Si le sens se modifie, on a un autre mot. C'est une richesse, pour la langue française. Mais en latin, vous avez le même mot, le mot "art", "ars" en latin... Ça commence avec celui qui fabrique des sabots, et ça finit au gouvernement! Le gouvernement est vraiment une œuvre d'art ! Ce n'est pas toujours le cas... Mais, vous avez toute l'analogie du mot "art", en passant par la poésie, en passant par la psychologie. Avec le seul mot "art" ! Donc, c'est la raison pour laquelle il faut toujours rester près de la lettre de saint Thomas. Toujours.
C'est pour cela qu'on vous a donné ce petit texte, je remercie Monsieur le Chanoine de l'avoir fait tirer hier soir, parce que c'est vraiment un texte très important. Ensuite, le plan de la Somme théologique. C'est un ordre qui est très parfait. Ce n'est pas parce que c'est celui de saint Thomas, mais c'est parce que je me suis toujours demandé comment on pouvait faire autrement et je n'ai jamais réussi à trouver quoi que ce soit. C'est une petite merveille. Et, là aussi, les plus grands dominicains ont toujours souligné la perfection de l'ordre de la Somme. Alors, on n'a pas le temps de rentrer bien à fond dedans, mais il y a trois parties dans la Somme, et je vous encourage à ne jamais vous séparer au moins d'une lecture fréquente d'un article de la Somme. D'abord, ça rend intelligent. Ensuite, ça guérit tout: vous avez des maux d'estomac, un article de la Somme, c'est terminé, vous n'avez plus mal. Et tout est comme ça. Vous comprenez, quand le pape Jean XXII a canonisé saint Thomas, il a dit "tot articula quot miracula"; "autant d'articles, autant de miracles." Alors, vous vous rendez compte s'il y en a des miracles là-dedans! Puisqu'il y a plus de deux mille questions, et chaque question a trois, cinq, sept articles...
Le 6 décembre 1273, saint Thomas disait la messe, et Notre Seigneur lui est apparu, et il lui a dit: "Bene scripsisti de me, Thoma; tu as bien écrit de moi, Thomas. Que veux-tu pour ta récompense ?" - "Rien d'autre que vous, Seigneur." Vous comprenez, c'est la quête de toute sa vie. Il a cherché Dieu, il a trouvé tout ce que l'on peut trouver sur la terre en attendant la vision béatifique... Après, il n'a plus voulu écrire une ligne. Pas une ligne. Reginald, son socius, lui a dit : "Mais, Thomas, moi je suis là, je suis à tes ordres..." - "Tout ce que j'ai écrit, c'était de la paille, à côté de ce que le Bon Dieu m'a montré." Alors évidemment, si on imagine que ce que saint Thomas a écrit, c'est de la paille, on s'aperçoit qu'on a encore du chemin à faire. Il n'a plus rien écrit, depuis le 6 décembre 1273 jusqu'à début mars... Il faut dire que quand il est arrivé à Naples - il était à Naples à ce moment-là donc, il a fini ses jours à Naples ; il nous a quand même donné entre-temps le commentaire du Pater, le commentaire de l'Ave Maria, le commentaire des dix commandements , pendant son séjour à Naples, et puis il a terminé tout ce qu'il avait en cours. Mais, il est arrivé à Naples très fatigué. Fatigué par quoi ? Bien sûr, par ses nuits de veille. Nous disions tout à l'heure avec Monsieur l'abbé ici présent qu'il avait une mémoire extraordinaire et qu'il était un travailleur inimaginable, mais vraiment inimaginable au sens le plus fort du terme ; j'ai travaillé quelquefois un petit peu dans ma vie, mais à côté de saint Thomas, vous comprenez, on est des petits, tout petits. Et le pape l'a quand même délégué pour le concile de Lyon, avec saint Bonaventure bien sûr, et il est remonté de Naples, et en arrivant pas très loin d'ici d'ailleurs, alors on dit qu'il s'est cogné à un arbre... Je ne sais pas si c'est vrai. Mais, surtout, il était fatigué, il n'en pouvait plus. Il faut voir que les combats contre les séculiers à Paris l'avaient vraiment épuisé. Parce que, avec le travail intellectuel qu'il faisait, avec les efforts intellectuels et de mémoire qui étaient les siens, avec tout ce qu'il déployait dans son enseignement à Saint-Jacques, partout, c'est au-delà des forces humaines, bien au-delà. Alors quand il est arrivé à Naples, il était vraiment fatigué. Et quand il est remonté pour aller au concile de Lyon, il s'est arrêté chez sa sœur, qui s'appelait, comme sa maman, Théodora, chez la comtesse Théodora, et quand on lui a demandé ce qu'il voulait, vous savez ce qu'il a répondu ? "Des harengs à la parisienne". Saint Thomas qui voulait des harengs à la parisienne... On n'avait jamais vu ça. Le marchand est passé et il avait ce jour-là des harengs à la parisienne. « A la parisienne », je ne garantis pas, mais des harengs c'est sûr ! Or, dans le sud de l'Italie, les harengs, si j'ose dire, ça ne court pas les rues ! Et il a eu ses harengs. Alors, il s'est reposé un jour ou deux, puis il est parti à Fossanova chez les cisterciens qui n'étaient pas très loin, et il a encore trouvé le moyen de commenter le "Cantique des cantiques". Il a accepté, parce que les cisterciens, qui l'accueillaient avec cette hospitalité bénédictine qui les caractérise, savaient qui était Thomas. Et bien qu'il fût dominicain, c'est-à-dire qu'il n'était pas de la famille bénédictine, ils l'ont accueilli avec beaucoup d'égards, beaucoup de gentillesse, beaucoup de charité, et saint Thomas en reconnaissance leur a fait un commentaire du "Cantique des cantiques". Et puis malheureusement, le lendemain ou le surlendemain, son âme est partie pour le Ciel. Et saint Bonaventure est arrivé tout seul à Lyon, mais il est mort très peu après.
Je passe tous les détails après sa mort... Ses restes ont été, d'une part, enterrés à Fossanova, et ensuite translatés comme on faisait à l'époque...
Et puis, revenons à Paris. Qu'est-ce qui s'est passé à ce moment-là ? On va reprendre notre repère chronologique. Étienne Tempier devient évêque de Paris. Et Étienne Tempier n'aimait visiblement pas saint Thomas. Il a condamné 219 propositions hétérodoxes, qui étaient pour la plupart entachées d'averroïsme, et un certain nombre attribué à saint Thomas. Parce qu'on a souvent fait exprès de confondre les positions ou les propositions de saint Thomas avec celles d'Averroès! Parce que comme Averroès était condamnable, si vous mettez saint Thomas dans le fourgon, pioup! Vous condamnez saint Thomas ! CQFD ! Saint Thomas s'est retrouvé condamné à ce moment-là, en 1277, le 7 mars, qui est l'anniversaire de sa mort, l'anniversaire de son arrivée au Ciel, et une procédure est ouverte contre la doctrine de Thomas. A Oxford, Robert Kilwardby, qui malheureusement était dominicain et archevêque, a également condamné des propositions d'inspiration de saint Thomas.
Alors, cette année-là, Albert, saint Albert de Cologne, qui avait à cette époque, si j'ose dire, rendu son tablier, est parti avec son âne, je ne sais plus combien il y a de kilomètres entre Cologne et Paris, mais enfin c'était quand même une performance si vous faites ça à dos d'âne, vous verrez que vous arriverez fatigués, il est allé voir Tempier, l'évêque de Paris, et il lui a dit : "Tu ne peux pas condamner Thomas, ce n'est pas possible, j'ai été son professeur, je sais qui est Thomas". Tempier lui dit: "Oui mais, il y a des propositions qui sont hétérodoxes"... Il n'a pas osé dire "hérétiques" mais c'était limite ! Et Albert a repris son petit âne, qu'il avait laissé dehors, et il est reparti pour Cologne, et il n'a plus jamais voulu voir personne. À un moment donné, l'évêque du lieu est venu voir saint Albert, et il n'a pas répondu. "Je ne reçois pas, Albert n'est pas là, Albert n'est plus là." Et il est mort très peu de temps après, l'année d'après je crois les franciscains de Cantorbéry confirment les condamnations également !
Guillaume de Moerbeke fut un traducteur précieux pour Thomas. Saint Thomas ne savait pas le grec. Donc, vous voyez, vous avez toutes vos chances, ceux d'entre vous qui n'avez pas fait de grec. Mais il avait besoin des textes d'Aristote, mais des textes sûrs! Et Guillaume de Moerbeke savait bien entendu le grec, et le latin. C'était un dominicain, saint Thomas lui a demandé de lui revoir les traductions déjà existantes, et de faire les nouvelles traductions pour qu'il ait un texte parfait des oeuvres d'Aristote pour les commenter. Et c'est ce qu'il a fait, avec l'accord du pape, bien sûr, puisqu'il était à la cour de Rome, ainsi que celui qui a fait toutes les traductions, et on en vit encore ! Au début, dans les éditions Marietti, ils ont bien réalisé ça chez Marietti, vous avez toujours le texte d'Aristote en latin, et ce texte vient de Guillaume de Moerbeke ! Et saint Thomas, grâce à Guillaume de Moerbeke, a pu avoir des textes parfait d'Aristote puisque même aujourd'hui, même à la Sorbonne... Les professeurs de la Sorbonne, avec lesquels je m'entretiens quelquefois, me disent qu'ils sont toujours sur ces textes de Guillaume de Moerbeke, qui sont vraiment d'une qualité très parfaite. On est enfin parti pour la canonisation. Ce qu'il y a d’étonnant, c'est que la révocation de la condamnation de mars 1277 a eu lieu après la canonisation ! C'est-à-dire que saint Thomas était déjà canonisé quand on l'a décondamné. C'était charmant. C'étaient les mœurs de l'époque.
Alors, l'évêque de Paris, entre-temps, avait changé, et c'était Étienne Bourret qui a révoqué, bien sûr, toutes les condamnations touchant saint Thomas, parce que, plus orthodoxe que saint Thomas, c'est assez difficile. De "Doctor Ecclesiae", Thomas est proclamé "docteur de l'Église" et "docteur angélique" par le pape saint Pie V, qui était dominicain. Ensuite, toutes les encycliques se sont succédées, tous les motu proprio, tous les textes tous plus beaux les uns que les autres... je fais une mention spéciale pour Pie XII avec "Humani generis" qui est une encyclique qui, je pense, est dans toutes les bonnes bibliothèques, parce que c'est un petit chef-d'œuvre, Pie XII a été un des grands papes de l'histoire, c'est sûr, et dans "Humani generis" il a tout dit. Face à la vérité d'abord, bien sûr, face à l'erreur, à saint Thomas, et tous les papes, saint Pie X, Pie XI, Pie XII, Jean XXIII, Paul VI, dans sa lettre au Père de Cuesnongle. Jean-Paul II a donné l’Encyclique « Fides et ratio », c'est extraordinaire. Jean-Paul II montre quel a été le drame, moderne entre autres, de la séparation exagérée, parce que séparation n'est pas distinction, entre la foi et la raison. Cette encyclique, il faut que vous la lisiez en entier, pour ceux qui ne l'auraient pas encore lue, et il faut presque la savoir par cœur parce que c'est un trésor. Il revient sur le rôle de la philosophie comme servante de la théologie. "On ne doit donc pas, dit-il à la fin du chapitre "credo ut intellegam", on ne doit donc pas considérer comme hors de propos que je lance un appel fort et pressant pour que la foi et la philosophie retrouvent l'unité profonde qui les rend capables d'être en harmonie avec leur nature, dans le respect de leur autonomie". Autonomie d'accord, mais l'un étant au service de l'autre, et capable de proportionner.... Vous comprenez, la Parole de Dieu est plus grande que nous. Il faut donc qu'il y ait une réalité philosophique, une réalité naturelle, qui proportionne la Parole de Dieu aux limites de notre intelligence. Et tel est le rôle de la philosophie. C'est pour ça que n'importe quelle philosophie ne peut pas rendre compte de la Parole de Dieu ! La théologie de la libération, tout ce qu'on a connu dans les années qui ont suivi la guerre... "L'unité profonde qui les rend capables d'être en harmonie avec leur nature, dans le respect de leur autonomie réciproque". "A la certitude de la foi doit correspondre l'audace de la raison". Ah, très important ici: "Le pape Pie XII, dit Jean-Paul Il, à son tour fit entendre sa voix, quand, dans l'encyclique "humani generis", il mit en garde contre les interprétations erronées liées aux thèses de l'évolutionnisme, de l'existentialisme et de l'historicisme." Trois erreurs, effectivement, que Pie XII a beaucoup stigmatisées. "Il précisait que ces thèses n'avaient pas été élaborées et n'avaient pas été proposées par des théologiens et qu'elles avaient leur origines en dehors du bercail du Christ".
“Les théologiens et les philosophes catholiques qui ont la lourde charge de défendre la vérité humaine et divine et de la faire pénétrer dans les esprits humains ne peuvent ni ignorer ni négliger ces systèmes qui s'écartent plus ou moins de la voie droite. Nous trouvons une autre situation significative de la philosophie quand la théologie elle-même fait appel à la philosophie." Donc vous voyez, quand la théologie fait appel à la philosophie, la philosophie augmente son degré de certitude en proportion de ce que la théologie en comporte. "En réalité la théologie a toujours eu et continue à avoir besoin de l'apport philosophique." Jean-Paul II, et pourtant saint Thomas n'était pas sa formation initiale, il a eu un mérite considérable. "En outre, la théologie a besoin de la philosophie comme interlocutrice pour vérifier l'intelligibilité et la vérité universelle de ses assertions. Ce n'est pas par hasard qu'il y ait eu des philosophes non-chrétiens auxquels les Pères de l'Église et les théologiens médiévaux ont eu recours". Et bien oui, Aristote ! C'est tout à fait étonnant ! J'ai beaucoup travaillé dans Aristote bien sûr, mais quand je prends la métaphysique et que je prends le livre 11, 12, (alors 13, 14, on ne l'a plus dans les éditions actuelles), il est vraiment arrivé à la notion d'un Dieu qui est amour, il n'est pas arrivé à la notion de Trinité ça je ne vous le cache pas, ce n'était pas possible - il est arrivé à une définition de l'âme qui implique nécessairement la résurrection, parce que s'il n'y a pas la résurrection, l'homme va souffrir jusqu'à l'éternité ! "Ce fait historique souligne la valeur de l'autonomie que garde la philosophie." Elle est à la fois autonome et à la fois servante. "C'est précisément dans le sens d'un apport indispensable et noble que la philosophie a été appelée depuis l'ère patristique ancilla theologiae. Si le théologien se refusait à recourir à la philosophie, il risquerait de faire de la philosophie à son insu et de se cantonner dans les structures de pensée peu appropriées à l'intelligence de la foi. Pour sa part, le philosophe, s'il excluait tout contact avec la théologie, croirait devoir s'approprier pour son propre compte le contenu de la foi chrétienne." On respecte l'autonomie, mais on ne peut pas les séparer. Il ne peut pas y avoir une césure absolue entre les deux ". On comprend facilement pourquoi le Magistère a loué maintes fois les mérites de la pensée de saint Thomas et on a fait le guide et le modèle des études théologiques et philosophiques ». « L'intention du Magistère était et est encore de montrer que saint Thomas est un authentique modèle pour ceux qui recherchent la vérité. En effet, l'exigence de la raison et la force de la foi ont trouvé la synthèse la plus haute que la pensée ait jamais réalisée dans la réflexion de saint Thomas, par le fait qu'il a su défendre la radicale nouveauté apportée par la révélation sans jamais rabaisser la voie propre à la raison."
Les œuvres de saint Thomas, les œuvres philosophiques et les œuvres théologiques. Les œuvres philosophiques, ce sont des commentaires; mais il y a quand même plusieurs œuvres personnelles proprement philosophiques, je vous citais le "de ente et essentia", le "de principis naturae" etc. Mais il y a énormément de commentaires philosophiques, et uniquement tels, tous les commentaires que vous avez sur les expositions sur Aristote. Bien sûr, on commence toujours par la logique, le “Perihermeneias", qui veut dire "de l'interprétation", les "seconds analytiques", sur la science, le Commentaire sur les Physiques; en philosophie de la nature, saint Thomas est extraordinaire, parce qu'il a intégré le passé, le présent et l'avenir. C'est unique! Le passé vous me direz, ce n'est pas si sorcier ; le présent, on peut y arriver. Mais l'avenir ? J'ai un de mes amis dominicain, justement, qui a fait un cours sur la façon dont saint Thomas a résolu les antinomiques kantiennes ! Emmanuel Kant, c'est un peu après saint Thomas... Mais saint Thomas a résolu les antinomies kantiennes! Grâce à Averroès, justement, à la théorie d'Averroès sur l'intellect agent. Mais ça a permis de donner à toute la psychologie, au "de anima", ça a permis de donner toute sa dimension et malheureusement la psychologie moderne s'est coupée de ses racines, du "de anima"; c'est tout à fait étonnant de voir comment saint Thomas, à partir justement des textes d'Aristote, a pu nous donner à l'avance les réponses à toutes les questions les plus modernes, les plus actuelles, celles d'aujourd'hui, celles de demain matin !
Il a intégré le passé. Quand on lit saint Thomas il ne faut jamais opposer saint Thomas et saint Augustin ; là, je pense à ça parce que dans la plupart des articles de la Somme il cite saint Augustin. Il aimait énormément saint Augustin. Et beaucoup de sed contra (dans une question, ceux d'entre vous qui travaillez dans la Somme, vous le savez, pour les autres je précise que dans une question, il y a d'abord les objections, puis le sed contra, c'est-à-dire ce qui s'oppose aux objections, mais en argument d'autorité, qui est en philosophie est le plus faible, et puis le corpus, qui est le corps de doctrine qui répond à la question posée, et les réponses aux objections) font appel à saint Augustin. Saint Thomas aimait beaucoup saint Augustin; il était fidèle et filial, saint Thomas; je vais donner un autre exemple. On a reproché, même des Dominicains m'ont dit : "oui mais enfin il n'a pas compris l'Immaculée Conception de la Très Sainte Vierge." Mais je suis désolé ! Il l'a parfaitement compris, simplement il ne s'est pas pris pour le pape. On peut le lui reprocher, bien sûr ; comme disait l'autre, moi à sa place, je me serais pris pour le pape. Eh bien tant pis pour lui. Mais minute ! J'ai les textes ici, je peux vous donner les références ; saint Thomas, à au moins deux endroits dans la Somme, dit "sine labe originali" ; que Marie était sans la faute originelle. Si ça ne veut pas dire qu'elle était immaculée dès sa conception, alors il faut que je retourne à l'école pour apprendre à lire.
Vous allez voir l'écriture de saint Thomas, ce que c'est que l'écriture d'un passionné, passionné de Dieu, passionné de la Très Sainte Trinité, passionné de la vérité. Alors les plus doués parmi vous, vous pourrez me le traduire s'il vous plaît ? Comme faisait le socius de saint Thomas, Reginald de Piperno ? C'est ce qu'on appellait l'écriture illisible de saint Thomas; parce qu'il savait aussi écrire d'une manière lisible ! Mais quand on l'abandonnait à lui-même, et qu'il faisait beaucoup d'autres choses en même temps, parce que saint Thomas n'a jamais fait une seule chose à la fois, il ne savait pas faire. Alors, à ce moment-là, il écrivait comme ça. Vous voyez, c'est ce que je disais hier, c'est un intermédiaire entre la sténo et l'idéogramme. Il n'y a qu'un dominicain à ma connaissance, le père Gilles, qui sait lire cette écriture. Il faudra qu'il transmette son savoir. J’ai d'autres textes écrits de la main de saint Thomas, beaucoup plus lisibles. J'ai comparé le texte écrit avec l'écriture d'aujourd'hui : une fois que vous avez la traduction, vous lisez très bien ! Enfin vous arrivez à déchiffrer ! Alors voilà l'écriture de saint Thomas. Et quand on pense à tout ce qu'il a écrit... C'est pour ça que je vous ai mis la liste de ses œuvres. C'est pour que vous voyez ce qu'il a fait entre l'âge de vingt ans et l'âge de quarante-neuf ans.
Vous n'avez aucune question ? Tout est clair ? En tout cas je vous félicite d'avoir su la définition de l'âme, parce que c'est une charnière entre Aristote et saint Thomas, et la théologie...
Sans Aristote, on aurait eu saint Thomas, nécessairement, mais pas le même. Parce qu'il n'aurait pas eu les textes à commenter alors il aurait été obligé de faire tout tout seul, mais il n'aurait pas été à l'aise. Tandis qu'avec Aristote, oui, parce que c'était conforme à son humilité. C'est pour cela qu'il avait besoin de Guillaume de Moerbeke pour lui traduire les textes et lui donner les bons textes d'Aristote.
Alors je vous recommande deux choses en terminant : 1) travailler la logique, la logique des trois opérations de l'intelligence bien entendu. 2) travailler, en philosophie comme en théologie, un article de la Somme j'allais dire tous les matins à jeun. Et avec ça, vous êtes bien armés. Avec tout le reste bien sûr qui vous est donné dans cette maison, et je vous remercie d'avoir été attentifs et d'avoir su la définition de l'âme.
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