Le latin dans la liturgie

Conférence de M. Philippe Bernard,
professeur des universités et docteur en histoire,
donnée au Séminaire Saint Philippe Néri de Gricigliano
le 4 avril 2009

 

 

Messieurs les Chanoines, messieurs les abbés, messieurs, pour cette troisième conférence, j’ai eu l’intention de vous parler du latin. Du latin de la liturgie, du latin des oraisons du missel romain et de son histoire ; non pas pour vous faire un cours de latin, naturellement, mais pour resituer ce latin des oraisons du missel dans son contexte historique et essayer de vous donner une perception plus historique et plus complète du langage de la liturgie. Je m’explique.

            Le latin du missel a, depuis le XVIème siècle, depuis la Renaissance, depuis Erasme, jouit d’une mauvaise réputation. On lui a fait la réputation d’être du latin d’Eglise, c'est-à-dire du latin de cuisine (küchenlatein). Je voudrais aujourd’hui, à l’aide d’une enquête historique, vous montrer à quel point ces accusations sont fausses, à quel point non seulement le latin des oraisons n’est pas du mauvais latin, mais au contraire de la prose d’art, un véritable bijou, conçu non pas au Moyen-âge par des moines ignorants, mais à la fin de l’Antiquité aux IV-VIèmes siècles. L’essentielles des oraisons du missel datent de cette époque-là, leurs compositeurs étaient des rhéteurs de métiers, ou avez reçu une formation de rhéteurs, et pour qui composer de telles pièces était en quelque sorte passé à l’état de seconde nature. Je vais ouvrir mon propos en citant les termes employés par le grand tardo-antiquiste, Henri-Irénée Marrou en 1978, dans un essai fondateur et demeuré célèbre :

L’ensemble de ces textes, les textes de la liturgie latine, a représenté le dernier grand chef-d’œuvre des lettres latines. Quelle étonnante maîtrise des ressources de la langue et des techniques les plus éprouvées se la rhétorique classique, et quelle variété de ton du lyrisme des préfaces aux antithèses savamment équilibrées des oraisons. Henri-Irénée Marrou - longtemps professeur à la Sorbonne, spécialiste de Saint Augustin – regrettait en outre que de ce fait majeur, c’est à peine si les histoires de la littérature les plus complètes consentent à faire mention, elles l’ignorent le plus souvent tout à fait.           En raison du poids de l’historiographie héritée du XVIème siècle, comme si la chose était jugée une fois pour toute, le latin de la liturgie c’est du latin de cuisine. Bien sûr il n’est pas question pour moi, dans les limites d’une conférence, de prétendre combler cette lacune, ça mériterait une série de conférences. Je me contenterai donc d’attirer votre attention aujourd’hui sur l’importance capitale, et même l’omniprésence, de ce qui constitue à mon sens le trait essentiel du latin de la liturgie, du latin des oraisons, c'est-à-dire la rhétorique de l’éloge.

 

Le style de l’éloge est l’une des caractéristiques essentielles de la grande littérature et de la grande rhétorique à la fin de l’antiquité. Comme l’essentiel de nos oraisons datent de cette époque-là, elles ont été marquées elles aussi par ce style. C’est en effet l’une des clés qui permet le mieux de comprendre le caractère triomphaliste des liturgies, tant latines que grecques d’ailleurs, dans le contexte théodosien et post-théodosien qui se prolonge tout au long du Moyen-âge. Si c’est à bon droit qu’on a pu écrire que dans l’Antiquité tardive, le genre panégyrique avait tout envahit, les textes liturgiques, loin de constituer une exception à cette règle, peuvent même prendre place au premier rang des textes qui ont le plus souvent recoure à la rhétorique de l’éloge, au style panégyrique. Le grand discours destiné à remercier l’empereur lorsqu’il a accordé une grâce, à un magistrat, à une cité par exemple, c’est ce style là qui informe complètement les oraisons aussi bien les préfaces, que les collectes de notre liturgie latine.

C’est en effet en permanence que les oraisons ont recoure au vocabulaire, au style et au thème de la laudatio (l’éloge), ce situant ainsi dans la grande tradition du panégyrique tardo-antique (IV-VIèmes siècles). L’essentiel des textes liturgiques sont de cette antiquité tardive, ce qui pose un problème que j’évoquerai en terminant. Ainsi les intertextualités, et les amphibologies -ambigüités qui font que dans certains cas on a des panégyriques adressés à l’empereur ou il est question du dominus de sa majestas, on invoque sa misericordia  il ne faudrait pas grand-chose pour en faire une oraison; et dans le sens inverse (amphibologies), les compositeurs ont joué là-dessus- sont nombreuses entre les panégyriques adressé à l’empereur Constantin ou Théodose par exemple et les oraisons liturgiques.  Elles sont l’une des plus spectaculaires illustrations d’un phénomène qui est bien connu par ailleurs et qui est l’inculturation du christianisme dans les traditions les mœurs et le langage de l’empire romain tardif. Quelques exemple suffiront pour commencer, pour illustrer cette situation qui est assez frappante, quand on connait à la fois les oraisons des sacramentaires (romain bien sûr , mais aussi gaulois par exemple) et les œuvres des grands prosateurs et des grand poètes chrétiens de la fin de l’antiquité, les œuvres de Prudence –espagnol, contemporain de Théodose, années 390- de Sidoine Apollinaire (d’abord haut-fonctionnaire, ancien préfet de Rome, rhéteur de formation qui devint évêque de Clermont en 470), un poète africain comme Dracontius, Avit de Vienne (poète puis évêque de cette ville, mort en 518), Corippe  poète africain également contemporain de Justinien.

 

Pour commencer par une simple formule, l’expression summe rerum Sator, souverain Créateur de l’Univers, en termes poétique (sator, le semeur, le créateur) employé par un panégyrique anonyme en prose composé en l’honneur de l’empereur Constantin en 313, ou ellle est une apostrophe adressée à Jupiter dans la prière qui conclut le panégyrique, cette expression se retrouve presque identique sous la forme Satorsumme rerum, comme incipit de l’une des oraisons d’une messe conservée dans un sacramentaire palimceste –c'est-à-dire un manuscrit qui a été gratté, puis réécrit- découvert dans les années 1840 par le conservateur des archives de Francfort, Franz-Josef  Mone, on appelle ce palimceste les messes de Mone c’est un groupe de sept formulaires de messe gaulois qui ont été copiés autour de 700. L’une de ces messe emploie cette expression mais cette fois-ci adressé à Dieu, au créateur.

Voilà un exemple de point de contact qui tout de suite nous met dans le vif du sujet, le fait que nos oraisons utilisent un langages qui est emprunté au grand style de la celebratio. Pour renforcer cette première impression je vais prendre un autre exemple, lui aussi tiré de ces messes de Mone, l’une des oraison de la première messe emprunte la quasi-totalité de son texte au De actibus apostolorum écrit à Rome par le sous-diacre Arator, et dont on fit publiquement lecture devant le Pape Vigile au printemps 544, dans l’église Saint Pierre aux liens. Le De actibus apostolorum est une métaphrase poétique, autrement dit une réécriture en vers, du texte des actes des apôtres et c’est un hymne à la gloire de Saint Pierre, de ces successeurs et de l’Eglise Romaine. La proximité entre le discours d’éloge et le style des oraisons est telle que le compositeur de cette pièce conservé dans ce palimceste découvert par Franz-Josef Mone a pu réutiliser tel quel une bonne dizaine de vers emprunter au sous-diacre Arator.

Pour confirmer ces impressions qui laisse pressentir l’existence d’un système de vases communicants entre le discours d’éloge tardo-antique et les oraisons liturgique de la même époque, je prends un dernier exemple, celui des éloges funéraire –c'est-à-dire des épitaphes versifiés- je note par exemple que les vers 17 et 18 de l’épitaphe –en hexamètre dactylique- d’Avit de Vienne mort en 518, qui sont un éloge du pasteur (puisque ces épitaphes sont aussi une forme d’éloge) font gloire à Avit de ce que cum tantem suasu juvit (par sa persuasion il a redonné courage a celui qui hésitait) solamine mestum (par sa consolation, à celui qui était dans la tristesse) jurgia dirimit (il a mit fin aux querelles) certantes foedere iunxit (il réunit ce qui se disputait dans la concorde : foedus). Voilà un éloge épigraphique dont les termes se retrouve pratiquement à l’identique dans une oraison de la septième des messes de Mone, qui est une messe en l’honneur d’un saint Germain qui est vraisemblablement celui d’Auxerre (mort en 448). Voilà les propres termes de cette oraison qui date des années 700, erexit oppressos (il a relevé ceux qui étaient abattus) daefessos fovit (il a redonné courage à ce qui etaient affligés) dissidentes fecit esse pacificos (il a pacifié ceux qui ce querellaient) et discordes docuit servare concordiam (il a appri à ceux qui étaient dans la discorde à conserver la concorde). On constate facilement que ces deux éloges, l’un épigraphique et funéraire, l’autre liturgique tiré d’une oraison, sont pratiquement interchangeables, ce qui montre bien à quel point la langue de l’éloge a envahit l’ensemble du champ littéraire à la fin de l’antiquité, et la liturgie en a subit les heureuse conséquences.

 

Ces deux indices sont un encouragement à accomplir le travail plus àfond, en recherchant de façon systématique tout les thèmes de l’éloge dans les oraisons en usage, dans les diverses liturgies latines du IVème au IXème siècle, essentiellement la liturgie romaine mais aussi la liturgie gauloise.

 

Il existe bien sûr toute sorte d’oraisons dans la liturgie, seules certaines d’entre elles sont plus susceptibles que d’autre de constituer un terreau propre à permettre la greffe du style de l’éloge. Il s’agit essentiellement des préfaces, je me fonderai surtout sur les préfaces puisque elles prennent généralement la forme d’un grand  éloge de Dieu. C’est d’autant plus vrai qu’un certains nombre de panégyrique tardo-antique, adressés à l’empereur, sont eux aussi comme la préface liturgique, une gratiarum actio, une action de grâce, le but de la préface liturgique est de rendre grâce à Dieu, gratias agamus Domino Deo nostro, c’est une action de grâce or un panégyrique est un discours prononcé en l’honneur de l’empereur pour le remercier pour les bienfaits qu’il a apporté à l’Empire ou à une cité, la gratiarum actio antique a pour objet de manifester officiellement et sous une forme protocolairedes marques de reconnaissance envers un magistrat qui peut-être l’empereur en personne, ou envers un fonctionnaire qui a agréé une supplique, une prex, n’oubliez pas que le canon romain s’appelle dans les manuscrit du VIIème siècle la prex cannonica, ou envers un dieu qui a permit d’échapper à un péril mortel, un naufrage par exemple. En d’autres termes la gratiorum actio qui vient en réponse au beneficium, à la gratia, ou au munus, tout ces termes qui sont empruntés au panégyrique tardo-antique ont été réutilisé par le latin des oraisons, le terme de munus et dans le Canon Romain. Le munus est l’inverse du donum, le donum c’est ce que vous donnez, vous offrez, et le munus c’est ce que vous recevez ; c’est pourquoi dans le canon romain il est question de haec dona et de haec munera, les dona c’est ( ce que nous donnons à Dieu les munera c’est ce que nous recevons, ainsi il y à un échange, commercium ; la prière à pour but d’établir un commercium entre le fidèle et Dieu.

S’il a certes existé une foule de gratiarum actiones très modestes, dont on a conservé le texte, dans des papyrus par exemple, on a aussi conservé un grand nombre de discours solennel d’action de grâce qui s’adresse aux empereurs de la fin de l’antiquité, sur le modèle panégyrique adressé par Pline le Jeune pour remercier l’empereur Trajan qui l’avait nommé consul sufaect en l’année 100. Parmi ces panégyriques qui datent pour l’essentiel du IVème siècle, se détache celui qu’avait prononcé le futur saint Augustin, le 1er janvier 385, à Milan –saint Augustin était rhéteur officiel de la cour impérial de Milan- sollicité pour rédiger le panégyrique que devait prononcer Bauto , le nouveau consul, d’origine barbare, élever au consulat par Valentinien II et la coutume était que le nouveau consul inaugure sa magistrature en prononçant une gratiarum actio solennelle pour remercier l’empereur de l’avoir nommé. Bauto a demandé à Augustin dont c’était le métier, de lui écrire son discours ; on a perdu le texte de cette gratiarum actio, mais Augustin évoque les circonstances. Cela est intéressant et montre que les évêques de cette époque là avaient une formation de rhéteurs, de sorte qu’ils leur étaient très facile de passer d’un registre à l’autre. Le métier d’Augustin était d’écrire des discourss de remerciements.

Aux confins de la gratiarum actio adressée à l’empereur qui a accordé une grâce, faisant ainsi usage de sa clementia –vocabulaire politique que l’on retrouve dans les prières eucharistiques, Te igitur clementissime Pater, on remercie Dieu pour sa clémence, or la clementia est partie du vocabulaire politique du bas-empire- et de la préface eucharistique adréssé à Dieu pour le remercier de ses bienfaits, se situe la gratiarum actio chrétienne mais extra-liturgique, qui constitue par exemple tout le sujet d’un poème de Paulin de Pela –c’était aristocrate gaulois (d’Aquitaine) petit-fils du rhéteur Ausone (à Bordeaux), nous sommes au milieu du Vème siècle- poème intitulé eucharisticos (action de grâce), quo me donatum praestenti munere gaudens (tout joyeux d’avoir reçu cette faveur magnifique) ecce novas Deus omnipotens tibi debeo grates (je vous dois au Dieu tout-puissant des remerciements nouveaux) exuperentque paenne alias cumulentque priores (qui surpassent les précédents) quas contestatus tota haec mea pagina praesens continent (et y mettent le comble, ma présente œuvre solennelle renferme toute ma reconnaissance). Comme on peut le voir ce poème qui contient un éloge du créateur, nous place au confins d’un gratiorum actio il faudrait peu de chose pour que ce soit réutilisable sous forme de préface eucharistique ; car la prière eucharistique commence par la préface et dans tout les rites latins de la fin de l’antiquité une préface c’est un long discours adressé au Père pour le remercier d’avoir accomplit toute l’œuvre du Salut, depuis la Création jusqu’à la Rédemption, en passant par le rachat du péché originel accomplit au pris de l’Incarnation de la Passion et de la Résurection de Son Fils Jésus-Christ, et cette gratiorum actio se conclue depuis la fin du IVème siècle ou le début du Vème par le chant du Sanctus qui est une acclamation glorieuse qui porte l’exultation la joie de celui qui rend grâce, qui la porte à son comble, une sorte de climax rhétorique. C’est en effet ainsi que se présente la préface des constitutions apostoliques, qui est un document liturgico-canonique rédigé dans la seconde moitié du IVème siècle en Syrie, elle commence par une louange de Dieu, elle se poursuit par une anamnèse (un rappel de la Création, puis de la chute, pour finir par un rappel de l’ancienne Alliance).

 

Une prière eucharistique est aussi une prière par laquelle il est demandé à Dieu de bien vouloir accepter les offrandes qui lui sont offertes, en jetant sur elle un regard favorable et c’est tout naturellement que le début de la prière eucharistique romaine, Te igitur clementissime Pater, retrouve le ton est le style de la petitio, ou rogatio, qu’on adressait autrefois à l’empereur quand on sohaitait qu’il jette un regard favorable sur une demande qu’il lui était présentée, on a conservé des lettres protocolaires tardo-antique adressée à des empereur, il faudrait peu de chose pour les transformer en une espèce de Te igitur.

 

Le problème étant ainsi posé il reste maintenant à montrer combien les oraisons sont susceptibles de donner une illustration originale du discours d’éloge, entre antiquité et Moyen-âge. Pour cela je vais commencer à examiner le vocabulaire, le style, les thèmes du discours d’éloge, tel qu’il se présente dans ces oraisons. Ensuite j’essaierai de périodiser, de voir quelle a pu être l’évolution historique.

Les éloges qu’on peut lire dans les oraisons puisent essentiellement leur vocabulaire à deux sources principales. La première doit être cherché du coté des poètes du siècle d’Auguste, notamment de Virgile et d’Horace dont les œuvres sont remplis de prières écrites en style hymnique et d’éloge composés dans le grand style de la celebratio. C’est en effet de la que proviennent un certain nombre de périphrases ou de vocable noble dont les auteurs des oraisons se sont souvenus, puisque Virgile on l’apprend par cœur à l’école donc tout naturellement les auteurs d’oraisons retrouvent le vocabulaire et les expressions virgiliennes. Le vocabulaire favori de ces poètes était passé à l’état de seconde nature chez les auteurs d’oraisons des IVème, Vème et VIème siècles, Prudence mais aussi Paulin de Nole, Sidoine Apollinaire, Avit de Vienne pour la Gaulle, ou bien comme je l’ai dit tout à l’heure pour Rome le sous-diacre Arator et en Afrique Dracontius et Corippe. L’emprunt de formes poétiques par les compositeurs d’oraison était d’autant plus facile que certain d’entre eux qui étaient des évêques étaient aussi poètes à leur heures, exemple Sidoine Apollinaire c’est le type de l’évêque ex-poète ou du poète devenu évêque, ou qui étaient même d’anciens rhéteurs des hommes qui avaient reçu une formation rhétorique en vu de faire carrière dans la haute administration romaine.

La seconde source, aussi importante que la première réside dans l’emploi d’épithètes ou d’éléments de titulature emprunté à la phraséologie de la rhétorique impériale tardo-antique, qu’il s’agisse du cérémonial épistolaire, des légende monétaires, ou du formulaire épigraphique. Je pense tout d’abord à la titulature triomphale des princes, des empereurs, dans une préface pour la semaine pascale qui se trouve dans un sacramentaire gaulois du VIIème siècle qu’on appelle le Missale Gothicum (formule du XVIIème siècle). Le Christ ressuscité y est présenté comme le vainqueur de la mort, la mort qui est personnifiée et qualifiée de tyrannus, dans le vocabulaire politique de l’époque ou l’oraison a été écrite elle est un usurpateur. Le Christ y est comme un empereur tardo-antique pratiquant la calcatio coli, cérémonie ou en public devant une foule dans un amphithéâtre on faisait avancer l’usurpateur malheureux qui avait tenté un coup d’état qui n’avait pas marché, on l’obligeait à se prosterner devant l’empereur et cérémoniellement l’empereur posait son pied sur le cou de son rival vaincu. Et cette oraison montre le Christ comme un empereur revenu vainqueur des enfers, ayant vaincu la mort, la mort personnifiée en tyrannus, c'est-à-dire en auteur de coup d’état qui a raté son coup, c’est le cas de la dire. L’auteur de l’oraison montre le Christ piétinant la mort vaincue, ou est-il mort ton aiguillon ? Ou est-elle mort ta victoire ?

Je pense  aussi à l’éloge des vertus divines ouvertement assimilées par les oraisons aux vertus princières traditionnelles au premier plan la clementia, je remonte dans le détail. Tout remonte au De Clementia de Sénèque qui indique que la clémence, c’est très précis, la clémence de l’empereur consiste à pardonner quand il pourrait légitimement punir. De la même manière dans les oraisons tardo-antique, Dieu qui aurait pu en toute justice châtier le genre humain qui avait transgressé ses ordres en goutant du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, décide néanmoins de faire preuve de clementia, et au-delà, il porte la clementia à son comble c’est une clémence divine en accordant au genre humain son pardon et en lui envoyant par surcroît Son Fils Unique pour le racheter. Les notions de largitio, largesses sacrées, et de liberalitas qui désigne au sens premier les largesses impériales par exemple les congiairesou l’annone, ont été également reprise par les oraisons pour désigner les grâces divines. De même que la notion d’indulgentia que l’on rencontre de temps à autre dans les oraisons c’est emprunté au vocabulaire fiscal à la fin de l’antiquité ça désigne une remise d’impôt, c’est la remise du reliqua de l’impôt ; quand une cité a souffert d’un tremblement deterre, d’une guerre, d’un incendie catastrophique elle n’est plus en mesure de s’acquitter de l’impôt qu’elle doit alors elle adresse une rogatio à l’empereur pour le supplier d’accorder une indulgentia, remise du reliqua de l’impôt. Quand l’empereur accepte [accorde l’indulgentia], il reste ensuite aux magistrats de la cité à payer les services d’un rhéteur professionnel pour adresser une gratiarum actio à l’empereur, le remercier pour son indulgentia. Alors transposez par les auteurs des oraisons l’indulgentia divine consiste à remettre les péchés du genre humain, ou à fermer les yeux sur eux et à poursuivre quand même l’accomplissement du plan du salut.

Comme les empereurs qui ont restauré à leurs frais aqueducs, fortifications ou ponts ou qui ont rétablit la situation politico-militaire ou même économique de l’empire instaurant ainsi un nouvel âge d’or, le Dieu des chrétiens est régulièrement qualifié par les auteurs d’oraison de renovator. C’est du vocabulaire emprunté aux éloges épigraphique pour un empereur qui aurait par exemple restauré un aqueduc ou des fortifications. La guérison de la nature humaine blessée par le péché originel mais rachetée par l’Incarnation et le Sacrifice rédempteur du Christ est ainsi assimilée par les auteurs d’oraisons à une renovatio puisqu’elle ouvre à nouveau les portes du Ciel au genre humain. Voyez-vous à cette époque là il y a une espèce d’unité de la rhétorique, de sorte que les auteurs d’oraisons peuvent réutiliser des pans entiers de rhétorique en contexte sacré.

Ces quelques exemples me semble bien indiquer que de nombreuse expressions stéréotypées -qu’on trouve dans les oraisons- proviennent de la phraséologie officielle des inscriptions, des légendes monétaire (souvent les frappe de monnaie sont votives, commémorent un événement renovatio imperii romanorum pour un empereur qui a vaincu des barbares par exemple palinégenèsia en grec , la nouvelle naissance). On éprouve le sentiment que chaque fois qu’une amphibologie était possible entre le vocabulaire de la rhétorique impériale et les notions fondamentales de la foi chrétienne, les compositeurs d’oraisons dont certains sont de futurs évêques, ont cherchés à profiter de l’aubaine qui leur était ainsi offerte en inculturant habilement le dogme sans pour autant l’adultérer. Il est intéressant de voir comment ils réussissent à appliquer  à l’Empereur Céleste la rhétorique de l’éloge de l’empereur terrestre, sans pour autant fausser le dogme.

 

L’adoption par les auteurs d’oraisons et de préface du style du panégyrique tardo-antique se mesure non seulement à l’emploi d’expressions, de formule et de tout un vocabulaire, mais aussi à l’usage de la prose rimée. On trouve très souvent de la prose  rimée dans les préfaces liturgiques anciennes. L’emploi de cette forme de prose d’art, kunstprosa selon l’expression d’Eduard Norden –latiniste allemand vers 1900 a fait redécouvrir la prose d’art tardo-antique, cet emploi est donc très répandu à la fin de l’antiquité ; on le trouve dans les vies de saints, dans les préambules des lois impériales et des conciles, les oraisons ne font pas exception.  Elles ont volontiers recours à cette prose, ainsi  dans cette préface de la messe de l’Epiphanie du missale gothicum: Ut Salvatorem saeculi demonstraris et Patrem luminis aeternis ostenderis ; caelos aperuisti, aerem benedixisti, fondem purificasti, et tuum Unicum per columbam Sancti Spiritu demonstrasti. Suceperunt fontes hodie benedictionem tuam et tulerunt maledictionem nostram. (…) Per ipsum Dominum nostrum per quem majestatem tuam laudant angeli(…) Sanctus…

Les auteurs d’oraisons n’hésitent pas à utiliser le style de la prose rimée, il faut s’en rendre compte quand on lit ces textes, il faut le faire sentir parce que ces fait exprès. C’est une manière de l’époque d’ennoblir le discours, de lui donner de la gravitas, de la majestas ; c’est ainsi qu’un discours acquiert un caractère hiératique, et devient susceptible d’être adressé à Dieu. Ce sont les outils rhétoriques qui transforment un langage profane et ordinaire en un langage sacré (hiératique).

 

A coté de cette prose rimée il y a aussi le recoure à des figures de style, les oraisons liturgiques utilisent une quantité de ces figures qu’il nous faut repérer. On rencontre très souvent l’anaphore, c'est-à-dire la répétions en début de phrase des même mots, mais aussi l’asyndète –l’énumération- dont les cascades produisent  un effet d’accumulation qui renforce les idées exprimées, ou encore l’antithèse, l’hyperbate –séparer volontairement dans une phrase des mots qui normalement vont ensemble- systématique dans les collectes.  

Quand on lit les oraisons on peut se rendre compte que des mots qui vont ensemble sont séparés, cela n’est pas une maladresse, c’est volontaire, c’est fait exprès, c’est de la prose d’art. Les oraisons sont des bijoux ; comme un peut une maxime de Larochefoucault, il faut faire tenir la pensée la plus riche et la plus subtile possible sous la forme la plus concentrée. L’hyperbate est voulue dans les oraisons, cela permet de donner à la phrase un rythme qui en fait un véritable poème en prose, les oraisons sont des poèmes en prose.

On emploie également le chiasme très souvent, le trope de l’adynaton (grec) qui est le « monde à l’envers » ainsi : Dieu aurait pu châtier définitivement le genre humain, il ne l’a pas fait et il a envoyé sont propre fils pour mourir sur le Croix, ou celui très fréquent, le Christ qui était innocent est mort sur la Croix pour les coupables.

Encore on a la paronomase, c’est un jeu de mots presque semblable mais qui ont un sens différent, ainsi dans une messe pour un évêque martyr testis (témoins – martyr) et antistes (évêque); ou le procédé de gradatio (climax en grec) Domine Sancte Pater Omnipotens Aeterne Deus, voilà un procédé de gradatio, la phrase est divisée en plusieurs éléments et plus on avance dans la phrase plus les éléments sont long.

Voilà par exemple la Préface de la messe de Pâques dans le missale gothicum: Dignum et justum est aequum et salutare est nos tibi hic ubique semper gratias agere -procédé de climax- (…) -puis vient l’éloge du jour de Pâques- hic est enim dies in quo nobis exhorta est perpetue causa laetitiae, hic est dies resurectionis humanae, hic est dies (…) -c’est un procédé d’anaphore- hic enim Dominus noster Jesus Christus Filius tuus  hic enim dies tantis muneris benedictionis signatus  il y a une série d’anaphore. Les oraisons utilisent beaucoup de ces figures de styles, ce qui montre qu’elles ont été rédigées par des rhéteurs.

 

C’est important pour vous, cela signifie que dans les oraisons bien souvent  pour les plus anciennes (pas celles rédigées à partir du XIIIème siècle), l’importance de la rhétorique est telle qu’on a l’impression que les auteurs ont fait passer au second plan  l’exactitude de l’expression des idées théologique au profit de ces figures style. C’est quelque chose que les théologiens du XXème siècle ont ressentit, par exemple le Père Gy qui explique que le latin des oraisons est tardo-antique (IVème-VIIème siècle) et que la théologie est médiévale, scholastique (XIème-XIIIème siècle). Il y a un déphasage, avec  la langue de la liturgie dit ce même Père Gy regardant ce langage comme périmé par apport au langage du dogme. La question est donc d’importance.

 

Voici des éloges que l’on trouve dans les oraisons, selon un plan thématique. D’abord éloge adressé à Dieu, le Père, dans les Préfaces, c’est un éloge de toute l’œuvre du salut. Un grand nombre de Préfaces anciennes ressemblent à un hexameron (les six jours de la Création). Ces Préfaces étaient bien plus longues que les romaines plus modernes, dans les plus anciens manuscrits liturgiques latins souvent la Préface Eucharistique à elles seules est plus longue que tout le reste du Canon. L’essentiel de la prière eucharistique est composé par un grand et très long et très solennel, et souvent très bel éloge de Dieu, de l’œuvre de la Création, de la Rédemption. C’est éloge du Père, véritables hexameron, tel qu’en ont écrits saint Ambroise, saint Basile, saint Grégoire de Naziances, commentaires de l’œuvre des six jours. Le fait que ces Préface se présentent sous cette forme, explique que les compositeurs d’oraisons n’aient pas hésité à réutiliser le vocabulaire et les thèmes de la cosmogonie néo-platonicienne, ces hexameron en font large usage à la suite de Virgile qui déjà mettait dans la bouche d’Anchise un remarquable récit de la création du monde écrit selon les vues du platonisme de son temps. Le néo-platonisme était vous le savez comme la philosophie officielle de la fin de l’Antiquité, on le voit avec saint Augustin par exemple. Ces thèmes sont repris dans les oraisons, Arnaque dénonçait cette hellénisation du christianisme, à ses yeux c’est une forme d’adultération.

Après l’éloge du Créateur, on a bien sûr celui du Rédempteur. Dans les oraisons les éloges du Christ qui le montre vainqueur de la mort, libérateur des patriarches au cours de sa catabase, son triomphal descensus ad inferos, empruntent volontiers leurs formes aux descriptions poétiques traditionnelles de la descente d’Orphée aux enfers, telle qu’on la lit par exemple dans Virgile (Eneides, VI 595-600). Ainsi de même que l’arrivée d’Orphée aux enfers interrompait momentanément les supplices des damnés l’adventus du Christ aux enfers apporte un répit, refrigerium, aux souffrances des patriarches.

On trouve aussi très souvent dans les oraisons des éloges des saints, qu’il s’agisse de la Vierge Marie, du Précurseur, des apôtres, des martyrs ou des confesseurs. On fait l’éloge des vertus propres à chacune de ces catégories de saints. Eloge de la virginité quand il s’agit de prière en l’honneur de la Vierge Marie, éloge de la constance pour les martyrs, de bonne administration pour les saints évêques, ou des virtutes (miracles) pour les confesseurs, les thaumaturges, un peu comme dans les Vies de Saints.

L’éloge envahit tellement les oraisons qu’on trouve aussi dans les oraisons des éloges qui vont encore plus loin que celle du Père ou du Fils ou des saints et des martyrs, on trouve aussi l’éloge d’institutions, d’objets, d’animaux, de villes ou même d’abstractions. Ainsi dans la messe de saint Etienne du missale gothicum, on a un éloge du ministère diaconal, le compositeur de l’oraison arrête son éloge d’Etienne pour faire celui du diaconat. Dans les Préface de messe pour les évêques on trouve souvent un éloge du ministère épiscopal en tant que tel, qui énumère toute les vertus du pasteur idéal. On trouve des éloges de la virginité, du carême, de l’unité de foi comme dans une messe pour Corneille et Cyprien, l’auteur explique que séparé par la géographie l’évêque de Carthage et l’évêque de Rome étaient néanmoins étroitement unis par une foi unique, de sorte qu’il est légitime de célébrer leur mémoire par une fête jumelle. Les objets inanimés, les animaux et les villes ont également fait l’objet d’éloge eucologique, on trouve un éloge du trône de saint Pierre fondement de l’épiscopat et de l’Eglise dans les prières de la messe pour la Chair de Saint Pierre. Dans le missale gothicum on a dans la messe en l’honneur de saint Saturnin de Toulouse un éloge de Toulouse même, qualifiée de Roma Garonnae. Il y a le grand éloge du cierge pascal, le praecomium pascale, qui est extrêmement important parce que nous savons, grâce à une lettre adressée par saint Jérôme au diacre Praesidius, que dés les années 350 l’éloge du cierge pascal était une réalité ; ce n’est pas nécessairement notre Exultet attribué successivement à saint Ambroise, à saint Augustin sans qu’on puisse le prouver. Ce qui est certain c’est que les éloges du cierge pascal remontent au moins à la deuxième moitié du IVème siècle. C’est non seulement de la très grande rhétorique mais surtout très vénérable. On voit que les prières qui n’ont pas pour thèmes le Créateur ou le Rédempteur mais des objets (consacrés) ne sont pas tardives et médiévales récentes… dès le IVème siècle l’éloge a envahit toute la langue liturgique, à tel point qu’elle est utilisée pour ces thèmes-ci.

 

Il me reste à conclure. J’ai essayé de vous montrer que la langue des oraisons non seulement n’a rien à voir avec un latin médiéval, barbare, un latin de cuisine, mais est bien une prose d’art ou chaque mot est pensé et mis à sa place. Prose d’art dont l’essentiel remonte à la fin de l’antiquité, rédigée par des rhéteurs qui ont cherché à appliquer aux réalités chrétiennes des formes de celebratio de laudatio qui dans l’antiquité étaient généralement appliquées à l’empereur terrestre.

Comprendre cela change notre lecture de ces textes, quand au vocabulaire et à la syntaxe, et nous fait mieux voir le respect et la vénération qu’on leur doit. Très anciens, prononcés et lus par des prêtres dont beaucoup sont des saints, et également ces textes ont été méticuleusement pensés. C’est la raison pour laquelle –et ce sera ma conclusion- le déphasage que le Père Gy observait et dénonçait, entre le langage du dogme et le langage de la liturgie me semble parfaitement justifié eu égard au caractère tout à fait vénérable des oraisons.