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Conférence sur Louis XVI

de M. Philippe Pichot-Bravard, docteur en droit,
chargé d'enseignement en Histoire du Droit, en Histoire des idées politiques et en Histoire de l'Eglise,
professeur au séminaire.



Le 10 mai 1774, après 59 ans de règne, Louis XV rend à Dieu son âme. Les courtisans qui font antichambre et attendent des nouvelles de la santé du Roi, apprennent la mort de Louis XV selon un rituel déjà ancien: Le chambellan apparaît avec une plume noire à son chapeau et annonce : « Le Roi Louis XV est mort », avant de réapparaître quelques instants plus tard, avec à son chapeau une plume blanche : « Vive le Roi Louis XVI ». Les antichambres sont immédiatement désertées dans une cohue terrifiante, les courtisans se bousculant et courant le plus vite qu’ils peuvent, jusqu’à l’appartement de celui qui était encore quelques instants plus tôt le dauphin, et qui est maintenant le nouveau Roi, pour être les premiers à présenter au nouveau maître leurs hommages. Entendant les courtisans courir sur les parquets le dauphin, Louis Auguste de France, comprend qu’il n’est plus le dauphin, mais qu’il est à présent le Roi. Les premiers courtisans qui forcent la porte de l’appartement découvrent Louis XVI et Marie-Antoinette dans les bras l’un de l’autre, et entendent le nouveau Roi dire: «Mon Dieu, protégez-nous, nous régnons trop jeunes». « Nous régnons trop jeunes »: la formule a de quoi surprendre ; c’est le premier règne depuis fort longtemps qui ne commence pas par une régence: on n’avait pas connu cela depuis 1589, et bien des Rois ont régné plus jeunes que Louis XVI. Louis XVI a alors dix-neuf ans, un peu plus de dix-neuf ans; il va avoir vingt ans, étant né le 23 août 1754.


Le fait que Louis XVI soit le Roi de la Révolution ne facilite pas la compréhension du personnage qui a été assez malmené par l’historiographie et caricaturé au même titre que les deux rois qui l’ont précédé, Louis XIV et Louis XV. Une certaine historiographie a voulu, en caricaturant les trois derniers règnes, justifier la Révolution française. Je vous propose de présenter Louis XVI et son règne selon trois volets. Le premier montrera sa personnalité et ses idées politiques. Nous verrons que Louis XVI a été élevé selon les principes de Fénelon. Louis XVI est un disciple de Fénelon, qui, au début de son règne, se montre assez perméable à la philosophie des Lumières, mais qui est également attaché à des conceptions plus traditionnelles. Nous voyons ici se mêler des influences intellectuelles contradictoires, même si Louis XVI, au fil des années, va rompre avec la sympathie de ses jeunes années pour certaines des idées nouvelles ; idées nouvelles qu’il vit à l’œuvre œuvre en 1789 lorsqu’il convoqua les Etats Généraux. En convoquant les Etats Généraux, ce sera la deuxième partie, Louis XVI a permis l’explosion révolutionnaire, c’est-à-dire, concrètement, la conquête du pouvoir par l’idéologie des Lumières. On verra quel adversaire le Roi a dû affronter, à quelle situation il a été confronté; il n’a pas été confronté à une fronde ordinaire, il a été confronté à une révolution idéologique et il a été dans l’Histoire le premier à affronter cette crise. De l’épreuve qu’il subit à partir de 1789 va naître en lui un changement. Louis XVI connut une sorte de conversion, et le bon chrétien qu’il était va s’élever alors très au-dessus de lui-même ; face à cette idéologie, face à cette guerre intellectuelle qui le laisse désarmé, il va se tourner vers Dieu et donner tout son sens au sacre et à l’idée de Roi sacrifié, de Roi prêt à se sacrifier pour son royaume. Louis XVI alla au bout de ce sacrifice ; et c’est ainsi que le disciple de Fénelon finit par devenir le Roi martyr.

La personnalité de Louis XVI.

Louis XVI, né le 23 août 1754 de Louis, Dauphin, et de Marie-Josèphe de Saxe, n’était pas destiné à régner puisqu’il avait un frère aîné. Louis XVI, au physique, est assez différent de la caricature que l’on en fait. C’est un colosse, c’est une personne d’une force herculéenne; il est plus grand que tout le monde, il dépasse tout le monde d’une tête, il a une force prodigieuse et il en impose. Son grand-père, Louis XV, en imposait déjà beaucoup, mais lui en impose encore plus. On raconte des anecdotes là-dessus. Premier accouchement de la reine Marie-Antoinette au mois de décembre 1778. L’événement est public; la chambre est pleine, et comme on est au mois de décembre, les fenêtres sont calfeutrées pour éviter à l’air de passer. Des fenêtres immenses – vous avez tous visité la chambre de la Reine à Versailles – et la reine manque d’air, elle étouffe ; les laquais s’échinent à essayer d’ouvrir les fenêtres, ils n’y parviennent pas parce qu’elles sont bien calfeutrées. Louis XVI, voyant cela, fend la foule, va jusqu’aux fenêtres et, d’un geste de la main, dégage les fenêtres et les ouvre. Au physique, un petit détail qui a son importance: Louis XVI, comme beaucoup d’intellectuels et comme beaucoup de grands lecteurs, est très myope. Pourquoi cela a-t-il son importance? Parce qu’à une époque où on ne porte pas de lunettes, c’est un homme qui voit tout, et surtout tout le monde, dans le brouillard. Ceux qui sont myopes, et il y en a un certain nombre ici, savent ce que c’est ; il y a un certain nombre d’informations que Louis XVI n’a pas, un certain nombre d’informations qui lui échappent, et, comme Marie-Antoinette souffre du même problème, d’une certaine manière, la France est gouvernée par des myopes, par des princes qui ont besoin d’être pratiquement le nez sur les gens pour voir quelle lueur ils ont dans le regard. Cela ne facilite pas les choses, et cela explique que l’on voit parfois le Roi approcher de l’un ou de l’autre, se mettre pratiquement sur ses pieds, se retourner et partir sans rien lui dire, parce qu’il vient de réaliser que ce n’était pas la bonne personne. Ce colosse a besoin de se dépenser ; il chasse beaucoup. C’est un homme qui mène une vie parfaitement équilibrée entre activités intellectuelles, physiques et manuelles. On a beaucoup glosé sur la fameuse serrurerie de Louis XVI. Il n’y a rien là de très étonnant: Louis XV travaillait le bois, comme le fera l’empereur François-Joseph. La serrurerie de Versailles a effectivement existé, mais le comte d’Hézecques, qui était page dans les années 1786-1790, et qui l’a visitée, témoigne de ce que cette forge était en état d’abandon et qu’elle n’avait pas servi depuis plusieurs années. Chez Louis XVI, l’intellectuel domine, assez nettement. C’est un homme très cultivé, intelligent, qui lit beaucoup, énormément. Il parle plusieurs langues, l’anglais, l’italien,… au point d’être capable de traduire des livres de l’anglais vers le français; ce qui traduit une très bonne maîtrise des langues étrangères. Une grande connaissance de l’histoire, de la géographie ; il est passionné par la géographie, passionné par l’astronomie, passionné par la marine, et cela aura une incidence sur sa politique, sur son règne. Louis XVI, c’est le Roi de la marine, le Roi qui va donner toute son importance à la marine, et contribuer ainsi fortement à la victoire franco-américaine en 1783. Lorsque Louis XVI se rend à Cherbourg pour visiter le port, en juin 1786, il surprend les officiers de marine par la qualité et la précision de ses connaissances.


C’est un homme très cultivé. Parmi ses ancêtres, celui qui lui sert de modèle, c’est Charles V, Charles le Sage, le Roi savant, le Roi qui vivait dans sa bibliothèque, le Roi qui s’entourait de lettrés. Ce n’est pas un hasard. Louis XVI est un homme qui considère qu’un bon roi est un roi savant, que bien gouverner est d’abord une affaire de connaissances. Sans doute exagère-t-il même un petit peu trop à cet égard. Il écrit à Maurepas en 1774: «Je suis Roi… mais je n’ai que vingt ans et n’ai pas toutes les connaissances qui me sont nécessaires ». Dernière anecdote: Louis XVI est un statisticien, il aime dresser des statistiques. On a de lui des statistiques sur ses sorties, sur ses chasses, sur ses prises, et c’est d’ailleurs assez impressionnant: ses prises se chiffrent en plusieurs dizaines de milliers; et également sur les livres qu’il lit. On sait qu’au Temple, il a lu environ deux cent cinquante livres en cinq mois. Même s’il n’avait pratiquement que cela à faire, deux cent cinquante livres en cinq mois, c’est tout de même une bonne moyenne. Il lit énormément. Voilà pour la personnalité de Louis XVI. Sa personnalité est éclairée par ses idées politiques, c’est-à-dire par sa conception du pouvoir et de la royauté. Cette conception de la royauté est inspirée des ouvrages de Fénelon ; Fénelon qui avait été chargé par Louis XIV de l’éducation de ses trois petits-fils, le duc de Bourgogne, le duc d’Anjou et le duc de Berry. C'est à partir des ouvrages de Fénelon que Louis XVI a été éduqué par son gouverneur, le duc de La Vauguyon, et par son précepteur, l’historiographe du Roi Jacob Nicolas Moreau. Il est nécessaire d’ouvrir l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté, de compléter avec Les Aventures de Télémaque, et éventuellement de jeter un coup d’œil sur les Tables de Chaulnes, pour bien saisir la conception que Louis XVI a de sa fonction. Qu’est-ce que le roi de Fénelon? Le roi de Fénelon est d’abord un roi vertueux, bon, paternel; c’est le père de ses sujets. Sur ce chapitre-là, il n’y a rien de nouveau; tout cela est très traditionnel. C’est un roi qui est exemplaire, qui doit donner le bon exemple parce que, dit Fénelon, « tout commerce équivoque est sujet à explication, toute apparence de galanterie, tout air passionné et amusé cause un scandale et porte coup pour altérer les mœurs de toute une nation ». Nous voyons bien là que Fénelon, discrètement, vise Louis XIV. Fénelon, dès l’époque où il est le précepteur des petits-fils du Roi, n’approuve pas la politique de ce roi, et bientôt sera un opposant à ce roi. Le roi de Fénelon est ensuite un roi savant, un roi statisticien, qui doit connaître son royaume sur le bout des doigts : « savez-vous le nombre d’hommes qui composent votre nation, (…), combien de laboureurs, combien d’artisans (…) Que dirait-on d’un berger qui ne saurait pas le nombre de son troupeau ? ». Là nous avons déjà une conception plus moderne du pouvoir. Régner est une affaire de connaissances. Troisième aspect. Le roi de Fénelon est un roi qui n’aime pas son métier de roi. Celle-ci est une charge tellement redoutable que celui à qui elle incombe doit être regardé comme malheureux. C’est une idée dangereuse. Fénelon écrit à son élève le duc de Bourgogne: «Personne plus que moi, Monseigneur, n’espère vous voir un très grand nombre d’années loin des périls inséparables de la royauté». Fénelon insiste beaucoup sur le malheur d’être roi, sur la royauté qui est une charge, une charge pénible. Nous sommes très loin de Louis XIV qui parle des délices du métier de roi: c’est l’exact contraire. Nous savons que Louis XVI a été profondément habité par cette idée. Louis XVI n’a jamais aimé ce métier de roi, ce métier de roi qui d’ailleurs ne lui était pas destiné. Il a le sentiment d’être à une place qui n’est pas la sienne. Cette place était destinée d’abord à son père, qui est mort prématurément en 1765, et après celui-ci, à son grand frère, le duc de Bourgogne, qui est mort à l’âge de dix ans, en 1761. Le duc de Bourgogne se préparait à régner ; il aspirait à devenir roi. Quand il a appris qu’il allait mourir, que jamais il ne serait Roi, il a versé des larmes d’amertume ; c’était l’exact contraire de son petit frère Berry. Jusqu’à quel point Louis XVI n’a pas été hanté par le fantôme de ce grand frère? Il faudrait là sonder les reins et les cœurs, ce qui n’est pas possible. Mais il y a certainement un petit peu de cela chez ce prince qui dormait dans la même chambre que son grand frère pendant les derniers mois de la vie de celui-ci. Louis XVI semble hanté par l’idée qu’il occupe une place qui n’est pas la sienne. Il est animé par l’idée que la couronne est une charge pénible. Il parle volontiers du « malheur d’être Roi ». Plusieurs citations le montrent. Dès le premier jour du règne, le 10 mai 1774, il déclare : «Mon Dieu, ayez pitié de nous, nous régnons trop jeune.» Nous pourrions mettre cela sur le compte de l’émotion, de la mort du grand-papa. Mais un an plus tard, lors du sacre, le 11 juin 1775, alors que l’archevêque de Reims lui pose la couronne sur la tête, que dit Louis XVI ? «Elle me gène.» Cela ne commence pas très bien. Un an encore après, l’un de ses ministres démissionne, Malesherbes, son « cher Malesherbes », avec lequel il est lié par des liens d’amitié réciproques. Entre parenthèses, d’ailleurs, Malesherbes est le premier ministre de l’Histoire à avoir démissionné volontairement. Jusque-là, une démission était absolument inconcevable; nous voyons à ce genre de détails que les choses changent. Jusque-là, un ministre quittait le ministère en mourant en charge ou alors en étant disgracié, ou alors quand il était vraiment très malade, âgé, il suppliait le Roi d’être déchargé de ses fonctions, mais jamais il n’aurait démissionné comme cela. En mai 1776, Malesherbes démissionne et le Roi lui écrit: «Vous au moins vous pouvez partir.» Et ainsi de suite. « Le malheur d’être Roi », nous retrouvons la formule jusque dans son testament: «Si mon fils avait le malheur de devenir Roi…» Cette charge lui pèse. Il l’exerce consciencieusement, mais elle lui pèse. Cependant, le plus grave est encore ailleurs. Le roi de Fénelon a tout appris: il a appris à être vertueux, à être bon, à connaître son royaume, à savoir quelles sont les limites de son pouvoir. Il a tout appris, sauf une chose: il n’a pas appris à commander, ce qui est quand même fâcheux. Louis XVI ne sait pas commander; il ne sait pas jauger les hommes, les apprécier, savoir ce dont ils sont capables, récompenser les uns, punir les autres. Au moment des événements révolutionnaires, une telle lacune va être redoutable. Jetons à présent un ¦il sur les Tables de Chaulnes, c’est-à-dire sur ce programme de gouvernement qui avait été rédigé par Fénelon pendant l’automne 1711, après la mort du Grand Dauphin ; le duc de Bourgogne était alors devenu le dauphin, Louis XIV avait soixante-treize ans et on pensait alors, puisque aucun Roi n’avait vécu aussi vieux, que son règne ne devrait plus durer encore très longtemps, et que le duc de Bourgogne devrait bientôt devenir Roi, et Fénelon Premier ministre. Et donc Fénelon avait travaillé à un programme de gouvernement, préparant la succession de Louis XIV, avec Beauvillier, Chevreuse et Saint-Simon. Or en lisant les Tables de Chaulnes, nous sommes surpris de constater que se trouvent là un certain nombre d’idées qui ressemblent étonnamment à certaines des décisions prises par Louis XVI. Il y a là de curieuses coïncidences. Fénelon, par exemple, insiste sur la liberté du commerce, sur la liberté de confession; il insiste également sur les états provinciaux, sur la convocation régulière des Etats Généraux, toutes sortes de choses que Louis XVI va mettre en œuvre.
Cependant, Fénelon n’est pas le seul maître à penser de Louis XVI. Le corpus intellectuel du Roi est un petit peu plus complexe. Il y a dans ce corpus également des idées très traditionnelles et d’autres au contraire, assez modernistes. Très traditionnelles: ainsi, l’idée que la royauté est un ministère sacral, que le Roi, élevé lors du sacre, ne s’appartient plus, qu’il est sacrifié et, étant sacrifié, appartenant tout entier à son royaume, qu’il peut être conduit à aller jusqu’au bout de ce sacrifice. Cette idée-là va resurgir dans les derniers mois de la vie de Louis XVI. Je n’insiste pas, nous y reviendrons tout à l’heure. Et puis il y a des idées très modernes, où l’on sent l’imprégnation des Lumières, et Louis XVI lui-même, en 1786, reconnaîtra que Voltaire et Rousseau, un jour, ont eu sa faveur, ce qui veut dire que ce n’était plus le cas au moment où il écrit, mais que cela l’avait été. Il a été imprégné par quelques-unes des idées des Lumières. Par exemple, Louis XVI est le premier roi qui croit que le Roi est l’égal de ses sujets, qu’il n’est pas un homme supérieur aux autres. D’une certaine manière, l’idée que l’onction le place au-dessus de tous est une idée dont il n’a pas pleinement conscience; c’est tout à fait nouveau. En outre, Louis XVI opère une distinction entre le Roi et la nation. Cela aussi, c’est tout à fait nouveau. Louis XV, dans « le discours de la Flagellation », affirmait exactement le contraire. Le Roi et la nation sont deux choses différentes pour Louis XVI. Il n’a pas une idée très claire du corps mystique de la royauté. Cela ne veut pas dire d’ailleurs qu’il prend l’exact contre-pied de la conception traditionnelle de la royauté ; son sacrifice montre que tout cela ne lui est pas pour autant complètement étranger. Il y a chez lui une sorte de mélange intellectuel. Le 5 mai 1789, quand il reçoit les Etats Généraux, il s’adresse à eux comme aux « représentants de la nation ». Or les députés ne sont pas les représentants de la nation; ils sont les députés des trois ordres du royaume; il leur donne un titre qui n’est pas juridiquement le leur, et qui conforte ce qu’on appelle à l’époque le Parti patriote. Le 28 mai 1789, il parle de l’ « Assemblée nationale », trois semaines avant le serment du Jeu de paume. Tout cela ne pouvait pas ne pas avoir de conséquences. Par ailleurs, Louis XVI est très sensible à l’opinion publique. Louis XVI croit à l’opinion publique, et cette croyance va influencer les grandes décisions du règne. J’y reviendrai dans quelques instants. Influences modernes, perméabilité aux Lumières, un certain goût pour des réformes philanthropiques et bienfaisantes, tout cela montre le penchant du Roi pour la modernité. Or dans le même temps, nous avons relevé chez Louis XVI un attachement réel à la tradition. Il y a une tension chez lui entre ce goût pour la modernité et cet attachement pour la tradition. Nous retrouvons cela par exemple lorsqu’il s’agit d’accorder un état civil aux protestants. Lamoignon de Malesherbes, secrétaire de la Maison du Roi, propose en 1775, de donner un état civil, non pas aux protestants d’ailleurs, mais aux calvinistes, les luthériens l’ayant obtenu en 1768. Louis XVI hésite. Pourquoi hésite-t-il? Parce qu’il est partagé entre deux sentiments contradictoires. D’une part, cette réforme serait un acte de philanthropie, de bienfaisance. De l’autre, elle conduirait à revenir sur une disposition, sur une loi de son aïeul Louis XIV. « Ne déplaçons pas les bornes anciennes, la sagesse les a posées », écrit-il à son « cher Malesherbes ». Tiraillé entre tradition et modernité, Louis XVI va mettre douze ans à trancher ce dilemme, et il le tranchera en choisissant de donner un état civil aux calvinistes. Nous constatons également cette tension en 1774 lors du choix de ses ministres. Il choisit des ministres encyclopédistes, et dans le même temps ces ministres encyclopédistes lui déconseillent d’aller se faire sacrer à Reims. Or Louis XVI tient à se faire sacrer; il va imposer son sacre : attachement à la tradition. Turgot est obligé de s’y plier. Tradition, modernité : tension entre les deux.  


La fidélité de Louis XVI à l’enseignement de Fénelon est visible dans les premiers actes de son gouvernement. Que commence par faire Louis XVI? Il choisit un « mentor », idée tirée des Aventures de Télémaque. Le Roi doit avoir un mentor qui l’aide à bien gouverner. Ce mentor ne sera pas principal ministre, il ne sera pas le Premier ministre, il sera ministre d’État et président du Conseil royal des Finances, donc ministre des Finances. Qui choisir comme mentor? Cela relève de l’anecdote, mais l’anecdote a son importance car elle va influencer tout le cours du règne. Le Roi ouvre le testament du dauphin son père, testament dans lequel celui-ci lui recommande de s’entourer des conseils d’hommes sages, lui donnant une liste de trois noms: le duc d’Aiguillon, Maurepas, Machault d’Arnouville. Le duc d’Aiguillon, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, est également depuis quelques mois secrétaire d’Etat à la Guerre. Il ne faut pas y compter. Il était déjà  " grillé "  à la fin du règne précédent. Louis XV voulait le disgracier depuis déjà plusieurs semaines ; pour deux raisons: d’abord le duc d’Aiguillon était partisan du rappel des anciens Parlements, et pour Louis XV, à la fin de son règne, c’est là un péché mortel ; seconde raison, d’Aiguillon, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, avait découvert le Secret du Roi, cette diplomatie parallèle de Louis XV. Qu’il le découvre, à la rigueur, ce n’était pas très grave, il n’était pas le premier. Le cardinal de Bernis l’avait aussi découvert. Mais Bernis, qui était beaucoup plus fin que d’Aiguillon, avait aussi compris qu’il ne fallait pas s’en mêler. D’Aiguillon, lui, avait voulu s’en mêler et avait voulu démanteler le Secret du Roi : ce fut ce que l’on a appelé « la conspiration de la Bastille ». L’un dans l’autre, d’Aiguillon était condamné. Louis XV meurt. Dans l’esprit de Louis XVI, il est également condamné. Quel que fut le résultat de la maladie de Louis XV, d’Aiguillon était donc condamné. Pourquoi était-il condamné dans l’esprit de Louis XVI ? Parce que d’Aiguillon était très proche de la favorite du feu Roi, Madame du Barry. Louis XVI, le Roi vertueux, ne peut pas conserver dans son ministère un homme comme lui. D’Aiguillon va d’ailleurs prendre les devants, pour éviter une disgrâce; le 2 juin 1774, il s’en va. Deuxième nom: Maurepas. C’est un vieux cheval de retour; il a été ministre à quatorze ans, en survivance de son père; il a commencé à exercer à vingt-trois, il a été ministre pendant trente-quatre ans, jusqu’en 1749; disgracié pour avoir écrit des pamphlets contre Madame de Pompadour. La gravité de l’acte tenait à ce que Maurepas était ministre de la ville de Paris, donc chargé de l’ordre public, et un ministre chargé de l’ordre public qui écrit des pamphlets qui suscitent le désordre ne peut pas espérer conserver la confiance du Roi. Il avait été exilé à Bourges. Mais le fait d’avoir été exilé pour cette raison-là, en 1774, plaide pour lui. Or, Maurepas est proche des anciens Parlements… Et puis il y a Machault d’Arnouville, ancien contrôleur général de Louis XV, ancien garde des Sceaux, ancien secrétaire d’Etat à la Marine, grand homme d’État, intègre, avec une grande hauteur de vue. Louis XV l’appelait: « l’homme selon mon cœur ». Il a été obligé de le disgracier, pas de le disgracier d’ailleurs, de lui demander de s’éloigner du pouvoir parce que les Parlements ne pouvaient plus le supporter, et qu’il fallait négocier avec les Parlements pour financer la guerre de Sept ans. Louis XV a été obligé de s’en séparer. Machault, c’est un petit peu l’homme providentiel de l’époque, c’est un petit peu l’Antoine Pinay du XVIIIe siècle. Chaque fois que les choses vont mal, on songe à rappeler Machault. En 1774, Louis XVI y songe. Il écrit à Machault. Et puis, dans l’intervalle, le Roi et son entourage se demandent comment organiser les obsèques du Feu Roi. On n’a pas connu un tel événement depuis cinquante-neuf ans. Personne ne se souvient de la manière de faire. Maurepas, lui, était déjà été ministre à l’époque, en 1715, et donc, lui, il sait. Louis XVI envoie un message à Pontchartrain, lui demander de venir pour traiter de la question. Maurepas aspirait à revenir au pouvoir, Machault, lui, s’en moquait. Maurepas arrive le premier, et il connaît toutes les règles. Comment devient-on ministre d’État sous l’Ancien Régime? Le Grand Chambellan n’arrive pas sur le parvis du château de Versailles en disant: sont nommés ministres Messieurs Untel, Untel, Untel. On est prié à chaque fois pour chaque conseil d’En-haut ; ceux qui sont priés entrent dans la salle du conseil et sont ministres. Le jour où l’on n’est plus prié, on n’est plus ministre d’État. Et Maurepas connaît la règle : Lorsqu’il était secrétaire d’Etat, il a piétiné une bonne quinzaine d’années avant de devenir ministre d’Etat. Il répond aux questions du Roi ; le Roi va tenir son conseil, il se dirige vers la salle, et Maurepas sait que s’il rentre dans la salle, il est ministre. Alors, il fait durer la conversation ; il lui tient la jambe en quelque sorte; on se rapproche petit à petit de la porte ; l’huissier se demande si Maurepas est invité ou pas, s’il doit le laisser entrer ou pas. Maurepas se rapproche, il se rapproche et il se glisse avec le Roi dans la salle du conseil. Maurepas est ministre. Machault arrive à la sortie du conseil. Le Roi prend de ses nouvelles et le laisse repartir sans rien lui dire d’important. Machault n’a jamais su pourquoi le Roi l’avait appelé à Choisy. Maurepas devient le mentor. Cela a une conséquence très grave. Maurepas est proche des anciens Parlements, il va les faire rappeler. Machault d’Arnouville, qui a eu les pires ennuis avec les anciens Parlements, ne les aurait jamais fait rappeler, il aurait conservé la réforme Maupeou. Vous avez là la décision la plus lourde de conséquences du règne. Il y a une autre explication à ce choix entre Maurepas et Machault. Le Roi aurait choisi d’abord Machault. Le page part, casse son éperon et revient. Dans l’intervalle, Madame Adélaïde, la fille de Louis XV serait entrée dans le cabinet de travail de son neveu, vitupérant contre Machault. Machault avait la réputation d’être anticlérical, ce qui était très exagéré, mais il avait voulu, lors de la création de l’impôt du vingtième, faire payer le vingtième au clergé. Le parti dévot avait une dent contre lui pour cette raison. Madame Adélaïde aurait conseillé de choisir Maurepas, un homme vertueux, écarté à cause de Madame de Pompadour. Vous avez là les deux versions: l’éperon du page qui s’est cassé ou Machault qui arrive en retard. L’un dans l’autre, de toute manière, quelle que soit la version, nous voyons que l’Histoire tient à très peu de choses.


Après avoir choisi un Mentor, Louis XVI choisit ses ministres. Beaucoup d’entre eux sont des hommes des Lumières. Il appelle Turgot, pendant l’été, d’abord à la Marine, puis au Contrôle Général des Finances ; Turgot, l’Intendant de Limoges, est le candidat des encyclopédistes. Et Turgot, Contrôleur Général des Finances, fait entrer au Contrôle Général, à de hautes fonctions, le marquis de Condorcet, Dupont de Nemours et l’Abbé Morellet. Les encyclopédistes et leurs amis investissent le gouvernement pendant l’été 1774. Turgot est bientôt rejoint par Saint-Germain, nommé Secrétaire d’État à la Guerre; c’est un soldat, un officier, qui a servi au Danemark, en Prusse ; un grand admirateur de Frédéric II de Prusse et des méthodes prussiennes. Malesherbes est nommé ministre de la Maison du Roi en mai 1775. Malesherbes, en quelque sorte, pour reprendre une vieille expression médiévale, fait « pont et planche » entre l’opposition des parlementaires, très traditionnels, et les idées nouvelles. N’oubliez pas que Malesherbes, quand il était directeur de la Librairie, c’est-à-dire chargé de la censure, est l’homme qui, étant chargé de saisir les planches de l’Encyclopédie, a fait envoyer un petit message à Diderot pour lui annoncer qu’il viendrait perquisitionner chez lui le lendemain et saisir les planches de l’Encyclopédie ; et lui conseiller, de porter les planches chez lui, parce que là les services de la Librairie ne songeraient jamais à aller fouiller. Louis XVI fait appel à des hommes très imprégnés par les Lumières. Les salons sont très contents de ces nominations, très contents du nouveau règne qui commence et qui tranche avec l’ancien. Finalement, au sein du Conseil, il n’y a que deux représentants des conceptions traditionnelles : Vergennes, nommé aux Affaires étrangères, et le bon M. Bertin, un fidèle ami de Louis XV que Louis XVI garde dans son petit ministère de l’Agriculture, des Manufactures, des Mines, des Archives et des relations avec la Chine. - Quand Bertin avait été obligé de démissionner du Contrôle Général des Finances en 1763 à cause d’un désaccord avec Choiseul, Louis XV, qui l’appréciait beaucoup, n’avait pas voulu s’en séparer comme cela. Il lui avait taillé sur mesure un cinquième secrétariat d’État dans lequel il avait placé tout ce qui intéressait Bertin : Bertin a ainsi créé des écoles vétérinaires, l’École des Mines, etc. Ce fut une expérience très profitable.


Le ministère Maurepas-Turgot manifeste pour la première fois l’arrivée au pouvoir de l’idéologie des Lumières. Les idéologues des Lumières au pouvoir entendent imposer leurs idées coûte que coûte, des idées qu’ils croient bonnes et infaillibles, qui vont permettre de « faire le bien ». Ces idées sont le bien. Dès lors si cela ne marche pas, ce ne peut pas être la faute des idées, mais forcément la faute des malfaisants qui ont comploté pour que cela ne marche pas. Et puis, si le peuple ne comprend pas, il faudra faire le bonheur de ce peuple malgré lui. Nous avons là des idées que nous retrouverons en 1789. Le ministère Maurepas-Turgot fut le premier laboratoire des Lumières. Il entend mettre en application la liberté illimitée du commerce, la liberté du commerce des grains. Jusque là, la France était dotée en la matière d’un système qui était un petit peu compliqué mais qui assurait une liberté contrôlée et permettait au gouvernement d’intervenir en cas de mauvaise récolte en ouvrant des greniers remplis les bonnes années ; l’un dans l’autre, les cours du grain s’en trouvaient lissés. Turgot instaure la liberté complète. Résultat: en avril 1775, cela se passe très mal: des émeutes à Paris, tout autour de Paris. C’est « la guerre des Farines ». L’explication que Turgot donne à ces troubles est simple: ce n’est pas la liberté du commerce qui les a produits, car cette liberté est un bon principe, mais les accapareurs qui ont conspiré pour torpiller la réforme. Nous savons aujourd’hui qu’il n’y a pas eu de conjuration contre la réforme de Turgot ; en fait, l’idée de la liberté complète du commerce des grains n’était pas adaptée à la réalité de l’époque. Et Turgot, en bon idéologue, plutôt que de renoncer à un projet si inadapté au réel, voulut le mettre en œuvre coûte que coûte. Quelques mois plus tard, Turgot veut transformer la corvée royale en une taxe en argent ; il prépare en outre la création d’assemblées provinciales, d’assemblées de district et d’assemblées municipales dans tout le royaume, assemblées dont la particularité serait de ne pas être composées des trois ordres, mais de propriétaires. Le projet de Turgot méconnaît la distinction des trois ordres. Le Parlement de Paris a vent de ce projet. Il attaque Turgot en remontrant au Roi que la politique de son ministre est contraire à la Constitution du royaume. Et il a raison: la distinction des trois ordres, même si elle ne correspond plus à la réalité sociale de l’époque, fait partie de la Constitution du royaume et y toucher peut ébranler tout l’édifice monarchique. En utilisant cet argument, le Parlement marque un point, parce qu’il sait que Louis XVI est sensible à ce genre d’argument. De son côté, Turgot ne trouve rien de mieux que de prétendre à Louis XVI que le royaume n’a pas de Constitution. Il est dès lors perdu dans l’esprit du Roi: Le royaume a une constitution coutumière, Louis XVI le sait, même s’il ne sait pas trop ce qu’il y a dedans. D’ailleurs, il n’y a plus grand monde qui sache ce qu’il y a dans cette constitution. Le dernier, peut-être, à l’avoir savoir su, c’était Louis XV. Même les parlementaires, qui affirment en être les gardiens, ne savent plus trop ce qu’il y a dedans et y mettent un petit peu ce qu’ils veulent, mais elle existe, cette constitution coutumière du royaume, et Louis XVI veut la conserver. Turgot est disgracié en mai 1776.


L’échec de l’expérience Turgot conduit Louis XVI à s’éloigner de la philosophie des Lumières, même s’il reste tributaire de quelques-unes des idées nouvelles. Ainsi, Louis XVI est très sensible à l’opinion publique. Il est soucieux de savoir ce que pense l’opinion publique. L’ennui, c’est que l’opinion publique, dans les années 1774-1789, c’est la cour et la ville, c’est l’Académie française et les académies de province, les salons, les chambres de lecture, les loges maçonniques, ce qu’Augustin Cochin appellera « les sociétés de pensée », c’est-à-dire des gens qui sont complètement imprégnés par la philosophie des Lumières et qui ne représentent finalement que la haute noblesse, la haute bourgeoisie, une partie de la moyenne noblesse et de la moyenne bourgeoisie, quelques éléments militants de la petite bourgeoisie, c’est-à-dire très peu de monde. Ce sont des salons que se réunissent, qui se piquent de disserter de tout, dans lesquels tout le monde prétend avoir une opinion sur tout, y compris, et surtout dans les domaines qui échappent complètement à leur compétence. Des négociants se piquent de parler de stratégie militaire, des militaires se piquent de parler d’agriculture ou de commerce. Tout le monde dit tout et n’importe quoi. C’est cela, l’opinion et c’est cela que Louis XVI veut entendre parce qu’il croit que cette opinion lui montrera le chemin du bien. Il se fait des illusions là-dessus et il se fait d’autant plus des illusions que cette faiblesse, cet attachement à ce que veut l’opinion, permet à son entourage de le manipuler discrètement. Comment Louis XVI est-il informé de ce que pense l’opinion? Par les journaux, par les journaux que l’on met sous ses yeux, et puis aussi par les correspondances que le cabinet noir ouvre. On met les lettres les plus intéressantes sous le nez du Roi. Reste à savoir comment se fait la sélection des lettres. En 1774, toutes les lettres que l’on met sous le nez du Roi chantent les louanges de Turgot. Turgot est l’homme de la situation, et personne ne veut plus entendre parler de Maupeou et de Terray, et surtout pas du parlement Maupeou. Tout cela influence Louis XVI. En 1776, toutes les lettres que l’on met sous son nez sont des lettres qui disent pis que pendre sur Turgot. Louis XVI prend ainsi le risque d’être manipulé par son propre entourage. Or, cet attachement à connaître l’opinion publique, et à gouverner avec l’opinion, va influencer les trois décisions les plus importantes de son règne. La première de ces décisions, en 1774, est le rappel des anciens Parlements. Louis XV, comme vous le savez, avait renvoyé les parlementaires qui, depuis vingt ans, étaient passés d’un rôle de conseil et de gardien du droit à un rôle de contre-pouvoir et d’opposition systématique, combattant toutes les réformes. Louis XV avait constitué un nouveau Parlement en 1771, le parlement Maupeou. La deuxième, en 1777-1778, est la guerre l’Indépendance américaine.

La guerre d’indépendance américaine était une guerre très populaire dans l’opinion, très populaire dans les salons, très populaire chez les encyclopédistes. Là aussi Louis XVI a cédé, malgré les conseils de Necker. Cette guerre a permis à la France de prendre sa revanche sur l’Angleterre, de prendre sa revanche sur le Traité de 1763 qui avait mis fin à la guerre de Sept Ans, mais cette guerre a également coûté un milliard deux cents millions, et ce milliard deux cents millions, fournis par l’emprunt, s’est ajouté aux deux milliards de dettes hérités de la guerre de Sept Ans, pour mettre le royaume au bord de la banqueroute. La troisième décision lourde de conséquences prise par Louis XVI sous l’influence de l’opinion publique, est la convocation des Etats Généraux en 1788. Là, Louis XVI a été imprudent. Lors de l’Assemblée des notables, en 1787, les réformes proposées par Calonne avaient été rejetées. Parmi ces réformes, il y avait un nouvel impôt territorial payé par tous les propriétaires, réparti par des assemblées provinciales composées de propriétaires, sans distinction entre les ordres. Les notables s’y étaient opposés parce que l’opinion publique, parce que les pamphlets, parce que les journaux, avaient exercé sur eux pendant six mois une pression inouïe et que cette pression avait porté les notables accusés d’être trop dociles aux volontés du ministère à prouver le contraire, ce qu’ils ont fait en s’opposant aux réformes. L’assemblée des notables a été torpillée par les salons, les bons mots et les pamphlets. Or Louis XVI n’en a pas tiré la leçon. Il cherche à faire enregistrer ses réformes par le Parlement; le Parlement traîne des pieds, en enregistre une partie et arrache au Roi la promesse de convoquer les Etats Généraux avant 1792.  C’était très imprudent. Certes, le fait de promettre de convoquer les Etats, en soi, n’était pas très grave: Mazarin avait promis de réunir les Etats Généraux au moins deux ou trois fois ; les députés avaient alors été élus, les cahiers de doléances rédigés, les députés s’étaient présentés à Tours, et ils avaient attendu la venue du Roi, en vain ; au bout de six semaines, la Régente leur avait signifié de rentrer chez eux. Voilà. C’était du Mazarin grand style. Las, les temps ont changé. En 1787, les salons, les cabinets de lecture s’emparent de cette idée de réunion des Etats généraux. Les Etats Généraux, dont personne ne parlait au début de l’année 1787, sont sur toutes les lèvres au commencement de l’année suivante. Tout le monde réclame les Etats Généraux. Le Roi ne contrôle plus la situation. En août 1788, Louis XVI est obligé d’annoncer la convocation des Etats Généraux pour le 1er mai 1789.


Or réunir les Etats généraux est une grave imprudence. D’une part, les Etats Généraux n’ont pas été convoqués depuis 1651, et n’ont pas été réunis depuis 1614. On ne sait plus très bien comment ils doivent fonctionner. On ne sait même plus combien de députés il faut élire. On ne sait même plus exactement quelles sont les délimitations des circonscriptions. On est complètement perdu. D’autre part, il est visible que le parti encyclopédiste, celui qui devient le parti patriote en 1788, que les salons, que les « sociétés de pensée » ne veulent pas se contenter d’une réunion classique des Etats Généraux; selon la tradition, les Etats Généraux étaient une sorte de grand conseil que le Roi convoquait, écoutait, prenant connaissance des cahiers de doléances, avant de trancher en son âme et conscience, souverainement. Pour les sociétés de pensée, ces Etats Généraux doivent devenir une assemblée nationale, une assemblée de la nation qui ne se contentera pas d’un rôle consultatif. Louis XV l’avait senti. Quand il était question devant Louis XV des Etats Généraux, cela le mettait très en colère. Un jour, un courtisan – c’était au coucher du Roi –  avait dit: « Oh! Vous verrez que tout cela – c’était l’époque où les Parlements s’agitaient beaucoup, en 1769-1770 – tout cela obligera le Roi à convoquer les Etats Généraux ». Que n’avait-il pas dit! Il avait vu le Roi fondre sur lui, avec un regard noir, le saisir par le bras et lui dire: «Monsieur, je ne suis pas sanguinaire, mais si j’avais un frère, et que ce frère formulait de telles idées, je le sacrifierais à l’instant à la tranquillité du royaume ».  Louis XV avait parfaitement conscience que les Etats Généraux, dans le contexte de la seconde moitié du XVIIIe siècle, seraient une institution incontrôlable. Les réunir était donc très imprudent. La réunion des Etats Généraux, décidée par Louis XVI, va permettre l’explosion révolutionnaire, elle va être le lieu d’une confrontation entre le Roi et les idées nouvelles.

Le Roi face à la Révolution idéologique.

Ces idées nouvelles, cette idéologie des Lumières qui va profiter des élections aux Etats Généraux pour parvenir au pouvoir, quelle est-elle? L’idéologie des Lumières marque une rupture avec la conception traditionnelle de l’homme et de la société. Là, je vous renvoie aux ouvrages de Xavier Martin et de Jean de Viguerie. Pour Diderot, pour Condillac, pour Helvétius, pour d’Holbach, qu’est-ce que l’homme? L’homme est une machine. « Nous ne sommes que de pauvres machines », répétait sans cesse Voltaire, une machine qui réagit aux sensations qu’elle perçoit – selon des règles qui relèvent de la chimie et de la physique – en fonction de son intérêt personnel et de ses passions. Il n’y a plus d’âme; les Lumières rejettent l’idée d’un homme créé par Dieu à Son image, blessé par le péché originel et racheté par le sang du Christ. L’idée d’un homme créé à l’image de Dieu met Voltaire dans une rage folle, il perd toute contenance. Et l’homme d’esprit qu’il a la réputation d’être tombe alors dans la scatologie la plus grossière.


Rupture quant à la conception de l’homme, rupture quant la conception de la société. La société n’est plus naturelle à l’homme, la famille n’est plus naturelle, l’autorité et les hiérarchies ne sont plus naturelles. Pour les encyclopédistes, la société est composée d’individus isolés qui ont constitué par contrat une société artificielle. L’homme est un individu isolé. Ce contrat social est friable, il est fragile ; il faut veiller à en assurer la solidité, à resserrer les liens entre les individus. Comme l’écrit Rousseau dans le Contrat social, il faut que le législateur se sente en mesure, pour resserrer les liens, pour que ce contrat soit solide, de changer la nature de l’homme, d’altérer l’homme, de lui ôter ses forces propres pour lui en donner de nouvelles ; ce qui conduit à doter la puissance publique, l’État, jusque-là cantonné dans son domaine régalien, d’un champ d’intervention infini qui peut toucher aussi bien la vie familiale, la vie privée et la vie religieuse. « C’est le Souverain qui doit être le Souverain pontife de son peuple » écrivait le baron d’Holbach. C’est avec des idées comme celles-là que les Constituants se crurent aptes à réformer l’Eglise de France avec la Constitution civile du clergé. Ainsi, l’État devient ce pouvoir immense et tutélaire qui pétrit l’homme à sa guise pour reprendre l’expression de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique. Il pétrit l’homme à sa guise, ce que facilite une conception matérialiste de l’homme. L’homme n’est plus à l’image de Dieu ; il n’est plus que de la matière dont il est possible de faire ce que l’on veut. Et puis, si vraiment il n’est pas possible de changer la nature de l’homme, ou si certains individus ne se laissent pas changer, si la propagande ne suffit pas, si les fêtes révolutionnaires ne suffisent pas, si le calendrier révolutionnaire ne suffit pas, il suffira de détruire le matériau humain défaillant. Cela donnera les colonnes infernales en Vendée, cela donnera la Terreur. Détruire le matériau humain, et éventuellement même recycler, comme on le verra aux Pont-de-Cé avec ses tanneries de peaux humaines.


Cette philosophie des Lumières marque une rupture complète, de part son utilitarisme, de part son matérialisme, de part son individualisme. Dans le même temps, s’insinue l’idée que cette idéologie des Lumières permettra, une fois au pouvoir, d’apporter réponse à tout, à tout ce qui ne va pas. Elle apportera le Bien, le Progrès, le Bonheur, le Bonheur de tous, le Bonheur du peuple, la Liberté. Ces grands mots servent de mots d’ordre, servent de bannières et divisent la société en deux, de manière manichéenne: il y a le camp du Bien, qui assure le bien du peuple, et puis il y a ses adversaires, qui sont par conséquent le camp du Mal. Et contre le camp du Mal, tous les coups sont permis; les sociétés de pensées qu’a décrites Augustin Cochin, c’est-à-dire les loges, les cabinets de lecture en usent dès 1788-1789, quand ils préparent l’élection des députés aux Etats Généraux ; bientôt, ils en usent au sein du Club des Jacobins lorsqu’ils préparent les séances de l’Assemblée, puis de la Convention. A chaque fois, tout est concerté. Quelles sont les armes dont usent les révolutionnaires pour disqualifier l’adversaire, assurer la victoire de l’idéologie et ensuite son maintien au pouvoir et sa réalisation? Mensonges systématiques, discrédit porté sur l’adversaire qui est assimilé à l’infâme, intimidation physique, et on verra des séances d’assemblée avec la populace dans les tribunes et des députés menacés de mort à la sortie. Dès juin 1789, on assiste à des intimidations de ce genre. L’archevêque de Paris reçoit des volées de pierres sur son carrosse parce qu’il a mal parlé. Et Duval d’Éprémesnil manque de se faire lyncher à la même époque. On n’a pas attendu 1793 pour faire régner la Terreur. Dès juin 1789, vous rencontrez ces méthodes d’intimidation physique. Vous avez également ce que nous pouvons définir comme l’ « effet cliquet ». Qu’est-ce que l’ « effet cliquet »? Il consiste à déplacer d’un cran au moins l’objet du débat en considérant comme acquis l’objet initial ; ainsi l’adversaire est amené à se battre sur ce second objet et non plus sur le premier. La Révolution met en place une mécanique. L’idéologie met en place une mécanique qui avance toute seule. Pour jauger de l’efficacité des méthodes révolutionnaires, vous avez quelques séances extrêmement éclairantes, au sein des Etats Généraux puis de la Constituante en juin-juillet 1789 ; celles des 8 et 9 août 1792 sont également très intéressantes : la droite de l’Assemblée législative fut épurée la veille de l’insurrection 10 août, annoncée depuis plusieurs jours. On comprend mieux dès lors pourquoi Louis XVI a été suspendu le surlendemain. Les 10 et 11 août, les députés monarchistes n’osaient plus se présenter à l’Assemblée de peur de finir la tête au bout d’une pique, parce que les 8 et 9 août 1792 la populace les avait menacés de mort à la sortie. Certains avaient failli être tués. Il y a également la séance d’éviction des Girondins – 31 mai - 2 juin 1793 –laquelle est extrêmement instructive, elle aussi, quant aux méthodes utilisées pour tenir une assemblée, impressionner l’adversaire et faire triompher la volonté d’une minorité idéologique. Parmi ces méthodes, il y a également l’obstruction systématique. Ont la parole ceux qui sont acquis à l’idéologie ; ceux qui veulent contrer les révolutionnaires se voient empêchés de parler ; ils ont la voix couverte par les hurlements des tribunes. Et s’ils insistent, ils sont menacés de mort. Il est question de les mettre en accusation, ce qui ne manque jamais de faire réfléchir le député visé, qui redescend alors de la tribune, timidement, en se demandant comment il va faire pour sortir de la salle, et après pour sortir vivant de Paris. C’est ainsi que l’idéologie des Lumières a pu arriver au pouvoir en 1788-1789, en faisant élire aux Etats Généraux un certain nombre de ses affidés dont l’objectif était de changer la société, de « régénérer la société » pour reprendre une formule de l’époque. « Régénérer la société », cela implique de tout changer, de faire table rase du passé, tout changer, y compris l’homme. L’idéologie en action entre nécessairement en conflit avec le réel. L’homme ne se change pas si facilement. L’idéologie va pourtant s’y employer, coûte que coûte, quitte, en cas d’échec à éliminer l’homme récalcitrant. C’est de ce conflit entre l’idéologie et le réel que naît le totalitarisme.


En 1789, c’est cet adversaire-là que Louis XVI a dû affronter. Dès le 5 mai 1789, les choses sont assez mal engagées. Pour plusieurs raisons. D’abord Louis XVI s’adresse à eux comme aux « représentants de la nation », ce qui conforte le parti patriote; ensuite, il ne donne pas de ligne claire aux Etats Généraux. Pourquoi ? La disponibilité d’esprit du Roi en ces jours décisifs est médiocre. Cela fait deux ans que le moral du Roi n’est pas bon du tout, qu’il traverse des périodes de mélancolie, qui peuvent même aller jusqu’à la dépression ; il n’a pas la tête aux affaires ; d’où la nomination d’un Premier ministre en avril 1787, en la personne du Cardinal de Loménie de Brienne : Louis XVI ne pouvait plus faire face tout seul. En mai 1789, le moral est d’autant moins bon que ce père de famille exemplaire est sur le point de perdre son fils, le dauphin, qui est condamné, qui va mourir dans la nuit du 3 au 4 juin 1789 à Meudon. La maladie de son fils occupe toutes ses pensées en ce moment décisif, décisif car tout se joue en mai-juin 1789. Après, tout est joué, après, il est trop tard. De plus, Louis XVI se méfie de la noblesse; il se méfie de la noblesse parce que c’est elle qui l’a obligé à convoquer les Etats Généraux en neutralisant les réformes fiscales. Il ne comprend pas que la noblesse soit si attachée à la distinction des trois ordres. Si Louis XVI est attaché à la Constitution coutumière du royaume, il n’en a pas une idée très claire. Il n’a pas conscience de l’importance de la distinction en trois ordres au sein de cette constitution ; il n’a pas conscience que si on touche à cela, tout le reste risque d’être ébranlé. Il ne voit pas que la querelle de savoir si les députés vérifieront leur pouvoir par ordre, séparément, ou en assemblée plénière, est une question stratégique. Et ne voyant pas à quel point elle est stratégique, le Roi et ses ministres laissent les députés chercher une solution à ce conflit. Or, de jour en jour, les députés du Tiers-état s’échauffent, exprimant des opinions de plus en plus audacieuses. Le 17 juin 1789, ils se proclament Assemblée nationale. Au nom de quoi? Au nom de qui? Le 20 juin, ils décident par serment de ne pas se séparer avant d’avoir donné une constitution au royaume, qui pourtant en a déjà une. Au nom de quoi? Au nom de qui? Rappelons que les députés aux Etats Généraux étaient titulaires d’un mandat impératif de leurs électeurs sous l’Ancien Régime. Aujourd’hui, dans nos démocraties avancées, il y a des candidats qui se présentent avec un programme, les gens votent, et on ne sait pas trop pour quoi ils ont voté, on ne sait pas s’ils ont voté pour le candidat ou pour le programme, ou pour tel aspect du programme, ou par hostilité au candidat d’en face. À l’époque, les électeurs commencent par rédiger leur cahier de doléances puis choisissent un porte-parole pour porter ce cahier au Roi. Le député n’est qu’un porte-parole. Et les Etats Généraux savent se servir de ce fait. Quand le Roi, autrefois, au XVIe siècle, demandait de l’argent aux Etats Généraux, les députés répondaient qu’ils ne pouvaient pas lui en donner car leurs cahiers de doléances ne les y autorisaient pas ». Ainsi, en 1560, à Orléans, le Roi fut obligé de renvoyer les députés devant leurs électeurs pour leur demander un nouveau mandat. Les députés aux Etats généraux ont un mandat impératif. Or, les cahiers de doléances rédigés au printemps 1789 ne réclamaient pas une constitution écrite, ne réclamaient pas un changement institutionnel, ils demandaient des réformes très concrètes. Les députés outrepassent donc leur rôle et leur mandat : d’une part, ils n’ont pas le pouvoir de se proclamer assemblée nationale. La souveraineté réside entre les mains du Roi, lieutenant de Dieu. D’autre part, ils outrepassent le mandat qu’ils ont reçu de leurs électeurs. C’est un véritable coup d’État. Louis XVI réagit comme il le fallait. Il convoque une séance royale, au cours de laquelle il tient un discours très ferme. C’est le discours qu’il aurait dû prononcer le 5 mai. Il arrive six semaines trop tard. Il présente aux députés le programme de réformes qui doit guider leur réflexion, avant d’opposer aux initiatives subversives du Tiers état le ton des cahiers de doléances dont il est porteur, et de menacer les députés de les renvoyer devant leurs électeurs. Seulement, Louis XVI se heurte à une fronde, fronde d’une partie du clergé, fronde d’une partie de la noblesse, qui rallient le tiers état, qui refusent d’obéir, fronde de certains de ses ministres : lors du discours du 23 juin, le principal d’entre eux, le plus populaire, le Contrôleur Général des Finances, Necker, n’était pas là. Son siège est resté vide et tout le monde l’a remarqué. Tout le monde a compris que Necker n’approuvait pas le discours. Nous pouvons appeler cela une trahison. La fronde est généralisée. Les gens n’obéissent pas. Il règne un climat d’effervescence – discours enflammés, pression de la foule, manifestations populaires autour des assemblées, menaces contre les députés qui ne sont pas du parti patriote. Dans ce climat d’effervescence, Louis XVI commence par céder, en demandant à sa « fidèle noblesse » et à son « fidèle clergé » de rallier le tiers état. Il cède et, dans le même temps, il prépare la contre-offensive. De quelle manière? Il fait converger des troupes vers Paris pour y ramener l’ordre. Ensuite il entend remplacer les ministres sur lequel il ne peut pas compter par des hommes fidèles et déterminés. Il veut se séparer de Necker. Des conciliabules ont lieu autour du comte d’Artois, de Madame de Polignac. Évidemment, on consulte le vieux Machault. Mais le vieux Machault ne saurait revenir aux affaires ; il avance tout de même vers ses quatre-vingt-huit ans. Cela fait beaucoup. Ce ne serait pas raisonnable. Alors on songe à des gens un peu plus jeunes, on songe au maréchal duc de Broglie, au baron de Breteuil. Le 12 juillet 1789, Breteuil devient président du Conseil royal et des Finances, Broglie, secrétaire d’Etat à la guerre. Le Roi garde Barentin à la Justice et Laurent de Villedeuil à la Maison du Roi parce qu’ils sont fidèlement attachés aux institutions monarchiques. Lorsque Paris apprend la disgrâce de Necker, des manifestations éclatent ; la Bastille est prise le surlendemain. Au cours de ces trois jours d’émeutes, Louis XVI réalise que l’armée chargée de rétablir l’ordre n’obéit plus. L’armée est au bord de la mutinerie, elle est incapable de maintenir l’ordre, et certains de ses éléments ont tourné casaque pour rejoindre les manifestants. L’armée ne suit plus. D’ailleurs, les manifestants savaient que l’armée ne tirerait pas. Ils le savaient, ils étaient tranquilles. La trahison est générale. Le 15 juillet au matin, Louis XVI part à l’Assemblée annoncer qu’il va éloigner de Paris des troupes qui ne lui servent à rien. Le lendemain, se tient un Conseil. On discute longuement. Que faire? Céder ou résister ? Et résister où? Avec quelques moyens ? On parle bien de partir à Metz et là, de reconquérir le royaume, mais le maréchal duc de Broglie explique que l’armée là-bas n’est pas plus sûre qu’à Paris, et qu’il ne peut pas garantir la sécurité du voyage. A Metz on ne sera pas plus avancé qu’à Paris ; autant rester à Versailles. Le Roi réalise qu’il n’a plus personne sur qui compter. Au cours de cette séance, Broglie démissionne, Laurent de Villedeuil démissionne et, à la sortie, le Roi demande à Breteuil sa démission. Il rappelle Necker.


Les conséquences des journées de juillet 1789 sont graves. Le 17 juillet, Louis XVI se rend à Paris. Il annonce l’amnistie des assassins du marquis de Launay, Gouverneur de la Bastille, et de Monsieur de Flesselles, Prévôt des Marchands, qui ont fini, comme vous savez, la tête au bout d’une pique. Or à l’inverse, les comités qui se sont créés à Paris, et l’Assemblée constituante qui siège à Versailles, ont bien l’intention d’obtenir la tête des ministres et des serviteurs du Roi, qui obéissant à ses ordres, ont participé à cette opération de reprise en main les 12, 13, 14 et 15 juillet 1789. Louis XVI est obligé, dans la nuit du 16 au 17 juillet, de demander à ses serviteurs les plus compromis de quitter le pays parce qu’il n’est plus en mesure de garantir leur sécurité. Breteuil, Broglie, le prince de Condé, le comte d’Artois, tout le monde s’en va. Le duc de La Vauguyon, le fils de son ancien gouverneur, qui avait été nommé secrétaire d’État aux Affaires étrangères, est arrêté alors qu’il tentait de gagner l’Angleterre. Le baron de Besenval, qui conduisait les troupes à Paris, est lui aussi arrêté; la populace réclame sa tête. Il sera très difficile de la sauver. Foulon de Doué, soixante-douze ans, qui avait participé à ce ministère, est arrêté, ramené à Paris, massacré, sa tête mise au bout d’une pique. Et le même jour, son gendre, l’Intendant de Paris, l’équivalent du préfet de l’Île-de-France, Bertier de Sauvigny, subit le même sort. Les révolutionnaires frappent les plus fidèles serviteurs du Roi, les plus efficaces aussi. On peut dire que la terreur dans les esprits a commencé dès cette époque. La Terreur n’a pas commencé en septembre 1793. À partir du moment où la populace commence à promener au bout d’une pique la tête de l’Intendant de Paris, il est permis d’affirmer qu’un certain climat de terreur règne. À partir de juillet 1789, pour le Roi, la bataille est perdue. La Révolution s’est jouée en l’espace de deux mois, entre le 5 mai et le 17 juillet. Le 17 juillet, c’est fini. Pour parachever le tout, il y eût les journées d’Octobre, au cours desquelles la populace vint chercher le Roi pour le conduire à Paris. La famille royale et l’Assemblée se retrouvèrent ainsi prisonnières de la populace.

Face aux épreuves de la Révolution, face à cette idéologie révolutionnaire, à cette révolte d’un genre tout à fait nouveau, comment réagit Louis XVI? Louis XVI prend petit à petit la pleine mesure de la gravité de la situation, de l’ampleur du mal. Entre 1789 et 1791, l’homme se transforme, se convertit. Il se tourne vers Dieu. Rares sont ceux qui ont été aussi lucides sur les événements révolutionnaires aussi tôt que Louis XVI. Cette lucidité est visible dans des lettres que le Roi adresse au prince de Condé et au comte d’Artois le 15 août 1791. Il leur dit: « Vous parlez de courage, de résistance aux projets des factieux, de volonté. Mon frère, vous n’êtes pas Roi ! (…) Tous les français sont mes enfants ; je suis le père commun de la grande famille confiée à mes soins ».Voilà pour Artois. Et d’ajouter à l’adresse de Condé : « Ils n’attendaient que la Constitution pour être parfaitement heureux ; la retarder était à leurs yeux le plus grand des crimes, parce que tous les bonheurs devait arriver avec elle. Le temps leur apprendra combien ils se sont trompés. Mais leur erreur n’en est pas moins profonde, si on entreprenait aujourd’hui de la renverser, ils n’en conserveraient l’idée que comme celle du plus grand moyen de bonheur ; et lorsque les troupes qui l’auraient renversée seraient hors du royaume, on pourrait avec cette chimère les remuer sans cesse… ». Saisissant la nature idéologique de la Révolution, Louis XVI attend que les Français déchantent des idées nouvelles. Il se place en recours. Cela impliquait d’avoir du temps. Louis XVI n’en aura pas. L’homme qui récoltera les fruits de ce désenchantement, sera Napoléon Bonaparte, mais Napoléon s’en servira pour enraciner la Révolution et non pas pour l’extirper. Louis XVI est parfaitement lucide sur l’ampleur du mal. Le mal est dans les esprits, il est dans les intelligences et si la Révolution s’est imposée aussi facilement, c’est parce qu’il y avait eu une bataille idéologique avant le commencement de la bataille politique, une bataille intellectuelle qui avait été gagnée par les encyclopédistes bien avant le 5 mai 1789. Il a parfaitement saisi où était le mal.

De la conversion au martyr de Louis XVI

Saisissant la nature du mal, Louis XVI se tourne vers Dieu. Cette conversion qui, d’un Louis XVI bon père de famille, bon chrétien sans plus, pratiquant, certes, mais finalement beaucoup moins dévot que son grand-père Louis XV, plus vertueux que Louis XV, mais beaucoup moins dévot. Louis XV assistait au salut du Saint Sacrement tous les dimanches, à la messe tous les jours. Lorsque la cour était à Compiègne, il allait voir les Carmélites, il allait souvent visiter sa fille au carmel de Saint-Denis. Louis XV était très dévot du Sacré Cœur et de la Sainte Vierge. Louis XVI fut jusqu’en 1790 un catholique d’habitudes. Son attitude change au cours du débat sur la Constitution civile du clergé. Le Louis XVI du début – juillet 1790 – et le Louis XVI de la fin du débat – avril 1791, sont deux Louis XVI différents. En juillet 1790, Louis XVI signe les décrets sur la Constitution civile du clergé. Une certaine partie du haut clergé, Mgr Champion de Cicé, Mgr de Boisgelin, Mgr Lefranc de Pompignan, lui conseillaient très fortement de sanctionner le décret du 12 juillet 1790, prétendant qu’il fallait – c’était la grande formule à la mode dans certains milieux parisiens au début de l’été 1790 – qu’il fallait « baptiser la Constitution civile du clergé », la baptiser et faire contre mauvaise fortune bon cœur, éviter une confrontation. D’aucuns, à l’époque, écrivent à Rome pour demander au pape d’être conciliant : surtout pas de confrontations ! Pie VI ne l’entend pas de cette oreille. Dès le 9 juillet 1790, il adresse une lettre au Roi: « Nous devons vous dire avec fermeté et amour paternel que si vous approuvez les décrets concernant le Clergé, vous induirez en erreur votre Nation toute entière, vous précipiterez votre Royaume dans le schisme et peut-être dans une guerre de Religion ». Tout est dit. Nous sommes le 9 juillet 1790. La lettre arrive le 24 juillet. Elle a mis quatorze jours pour venir. C’est un peu long. Quand au mois de décembre, le ministère français écrit de nouveau au Pape pour le faire fléchir, la lettre mettra onze jours pour aller de Paris à Rome alors que les conditions climatiques étaient plus difficiles. En plein été, elle avait mis quatorze jours. Il est donc assez probable qu’on ait gardé la lettre sous le coude pour que le Roi ne la reçoive pas à temps. La veille de ce 24 juillet, en effet, Louis XVI a annoncé qu’il signera le décret. Seulement, il a annoncé qu’il signerait mais il n’a pas encore signé; Louis XVI ne sanctionne le décret qu’à la fin du mois d’août, un mois plus tard. Et là, quand il signe, il signe en pleine connaissance de cause. Il sait ce qu’il fait. La lettre du pape, même si elle est arrivée après l’annonce de sa signature, était un motif suffisant pour changer d’avis. Le 24 août, Louis XVI promulgue le décret sur la Constitution civile du Clergé en pleine connaissance de cause. Or, petit à petit, le remords naît, Louis XVI n’est pas à l’aise. Pendant l’automne, deuxième décret, et là nous voyons à quel point toute cette discussion était profondément idéologique. L’Assemblée constituante impose au clergé un serment d’adhésion à la Constitution civile du clergé. Jusque-là, un prêtre pouvait très bien s’en tirer en gardant le silence. Son adhésion n’était pas demandée. Désormais, avec le serment, il est exigé un acte formel d’adhésion. Vous voyez là à l’œuvre la logique contractualiste. Le serment, dans la logique révolutionnaire, c’est le moyen de vérifier l’adhésion de chacun au Contrat social. Ceux qui n’adhèrent pas se retrouvent hors du Contrat social. Ils ne peuvent dès lors prétendre au bénéfice des droits garantis par le Contrat social. Le contrat ne s’applique pas eux. Ce ne sont plus des citoyens; ce sont des étrangers à la France révolutionnaire. « Ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien aux yeux du citoyen » a écrit Rousseau. L’Assemblée exige des prêtres un serment pur et simple. Il faut le prêter tel qu’il a été rédigé par les députés. Un certain nombre de prêtres, qui ont cru habile d’ajouter un préambule, une conclusion, s’arrangeant pour vider le serment de son contenu. Ils ont trouvé cela habile. Les révolutionnaires les ont obligé à recommencer, à prêter le serment pur et simple.


Louis XVI ne veut pas signer. Le pape est inflexible, mais le pape a aussi conseillé à Louis XVI de s’en remettre aux prélats qui composent son conseil, Champion de Cicé et Lefranc de Pompignan, et qui, eux, avec Boisgelin, lui conseillent de signer. Le 26 décembre 1790, à contrecœur, Louis XVI signe le décret. Son attitude n’est déjà plus tout à fait la même. Elle a déjà évolué. Lorsque l’Assemblée apprend que le Roi a donné sa sanction au décret, c’est un déchaînement. Les mémorialistes parleront d’une meute se jetant sur la curée. Le haut clergé, à sept exceptions près, refuse de prêter serment, y compris Champion de Cicé, Boisgelin et Lefranc de Pompignan. Louis XVI se sent abandonné. Le clergé se retrouve coupé en deux. La moitié des prêtres refusent de prêter le serment. Au début, les jureurs sont peu plus nombreux, et puis, du fait des rétractations (environ 6% des prêtres), les réfractaires finiront par l’emporter en nombre. Selon Jean de Viguerie, il y aurait eu finalement 52% de prêtres insermentés. Des persécutions commencent dès le mois de mars 1791 : en Anjou, l’abbé Noël Pinot est arrêté par cent gendarmes en mars 1791 : on envoie cent hommes pour arrêter ce prêtre, cent hommes qui en profitent d’ailleurs pour saccager le presbytère. Les persécutions n’attendirent pas la chute de la monarchie.


Devant le spectacle des persécutions qui commencent, alors que s’exerce sur lui l’influence de Madame Élisabeth, de ses tantes, les deux dernières filles de Louis XV qui quittent la France pour Rome pour pouvoir continuer à pratiquer la religion librement, Louis XVI connaît une conversion intérieure. A Pâques, tout le monde se demande avec qui le Roi va-t-il faire ses Pâques? Avec un prêtre constitutionnel ou avec un prêtre réfractaire? Pour les Rameaux, aux Tuileries, il a reçu la communion d’un prêtre réfractaire. Le lendemain, il veut aller faire ses Pâques à Saint-Cloud, comme l’année précédente, il veut y passer toute la belle saison. La populace parisienne campe devant les Tuileries pour empêcher le carrosse de sortir. Louis XVI est assiégé dans sa voiture pendant deux heures; au bout de deux heures il est obligé  de rentrer aux Tuileries. Il est prisonnier. En rentrant au château, Marie-Antoinette lance à Lafayette cette petite phrase prémonitoire: « Avouez maintenant que nous ne sommes pas libres ». Ce jour-là, Louis XVI décida de quitter Paris pour Montmédy, expédition qui, comme vous le savez, n’alla pas plus loin que Varennes où le Roi et sa famille furent arrêtés le 21 juin 1791.


Dès lors, sur les questions religieuses, Louis XVI a décidé qu’il ne ferait plus aucune concession. Tous les décrets votés par l’Assemblée législative contre le clergé réfractaire, prévoyant le bannissement de ces prêtres hors du royaume, se heurtent au veto du Roi. Le palais des Tuileries est envahi le 20 juin 1792 pour faire renoncer Louis XVI à ce veto. Il ne cède pas. Il reste inflexible. Il est tellement inflexible d’ailleurs que dans les départements, les révolutionnaires prennent l’initiative de persécutions, en toute illégalité. Ainsi, à Angers, le 18 juin 1792, le Commandant de la Garde Nationale harcèle pendant plusieurs jours les trois cents et quelques prêtres réfractaires -il y en a beaucoup en Anjou- qui sont enfermés dans l’ancien séminaire, entassés et menacés de mort. L’inflexibilité de Louis XVI sur cette question va contribuer fortement à sa chute le 10 août 1792.


Louis XVI a décidé de ne plus fléchir. Dans le même temps, face à cette idéologie des Lumières, face à cette révolution intellectuelle dont il perçoit qu’elle opère un renversement de l’ordre traditionnel chrétien au profit d’un ordre idéologique, matérialiste et utilitariste, face à cette révolte contre Dieu, face à cet exil de Dieu hors de la cité que symbolise parfaitement la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, dont Dieu est absent, Louis XVI – et l’influence de Madame Élisabeth n’y est pas pour rien – se tourne vers Dieu, convaincu que seule l’intervention divine peut permettre de sauver son royaume. Deux textes en témoignent. Le premier de ces textes est rédigé alors que Louis XVI est encore sur le trône, en 1792. On ne sait pas exactement quand, vraisemblablement entre juin et août, entre les deux invasions des Tuileries. Ce texte est un vœu de consécration de la France au Sacré-Cœur, dont on a perdu les deux originaux, mais dont on a des copies. Pourquoi a-t-on perdu les deux originaux? Le premier exemplaire fut confié au confesseur du Roi, le père Hébert, dont vous savez qu’il a été massacré aux Carmes le 2 septembre 1792, avec l’exemplaire sur lui. Le second a été détruit. Il s’agit vraisemblablement du document détruit par Madame Élisabeth et Pauline de Tourzel le matin du 10 août, document dont la sœur de Louis XVI tenait beaucoup à ce qu’il ne tombât pas entre les mains des révolutionnaires. Pauline de Tourzel raconte dans ses Mémoires, en effet, que Madame Élisabeth fit appel à elle le matin du 10 août et que toutes deux mangèrent par petits bouts un document de neuf pages, dont on sait qu’il correspond à la longueur du Vœu de Louis XVI. Il n’en demeure pas moins que des copies ont été faites de ce texte, copies qui ont circulé par l’intermédiaire des pères eudistes, jusqu’en Vendée. Il est assez vraisemblable, à cet égard, que ce vœu de Louis XVI ait influencé les Vendéens dans le choix du Sacré-Cœur comme emblème. Les Vendéens connaissaient le Vœu de Louis XVI. L’un des curés de l’armée catholique et royale, l’abbé Marchais, curé de la Chapelle du Genêt, près de Beaupréau, en a fait le thème de son sermon le 15 août 1793. Par ailleurs, des copies de ce V¦u furent trouvées chez des paysans vendéens lors de perquisitions. Dans ce Vœu, Louis XVI annonce qu’il consacrera solennellement la France au Sacré-Cœur dès qu’il aura la liberté de le faire. Le ton du V¦u annonce déjà celui du Testament. Louis XVI se tourne vers Dieu pour Lui demander de pardonner à son peuple son infidélité et d’envoyer des grâces sur ce pays qui est en train de se révolter, pas simplement contre le Roi, mais d’abord contre le Roi très-chrétien, c’est-à-dire contre le Lieutenant de Dieu, c’est-à-dire contre Dieu.


Louis XVI a alors la conviction qu’il lui faudra se sacrifier lui-même pour que les grâces retombent sur le pays. Et là l’idée du Roi sacrifié prend tout son sens. Lors du sacre, le Roi est élevé par les Pairs et présenté à la foule, signifiant ainsi qu’il ne s’appartient plus – il appartient tout entier à son peuple – et qu’il doit être capable de se sacrifier; le Roi appartient tout entier au public, disait Louis XIV. Ce sacrifice, pour Louis XVI est allé jusqu’au sacrifice de la vie. Depuis longtemps, Louis XVI  semble comme fasciné par le destin de Charles 1er d’Angleterre. Il connaît la biographie de ce roi par cœur; il l’a lue plusieurs fois, il va la relire dans les semaines qui précèdent sa mort. Il sent qu’un sort identique l’attend. Louis XVI entend donner à cette mort prochaine un sens en offrant sa vie en sacrifice pour que des grâces retombent sur son pays. Lorsqu’il rédige son testament le 25 décembre 1792, en plein procès, il ne se fait plus aucune illusion; il ne croit pas qu’il puisse ne pas être condamné à mort. D’ailleurs, lorsque Malesherbes lui annonce le verdict de la Convention, le vieil homme est en larmes, et c’est Louis XVI qui le console. Le Testament de Louis XVI est avant tout un testament spirituel, Il s’agit d’un acte de foi; il commence d’ailleurs par ces morts : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit » ; il s’agit d’un acte de charité, charité vis-à-vis d’abord de ses serviteurs, vis-à-vis de sa famille, de ses enfants, de sa sœur, de ceux qui se sont compromis à son service, qui se sont sacrifiés pour lui ; acte de charité également à l’égard de ses persécuteurs, auxquels il accorde son Pardon. Louis XVI pardonne à ceux qui le persécutent et à ceux qui vont le condamner ; il pardonne également à ceux également, qui, à Coblence, ne lui ont pas facilité la tâche et qui, par excès de zèle, ont contribué à l’affaiblir. On sait que les relations entre les Tuileries et Coblence n’étaient pas bonnes. Ce Testament est aussi un acte de contrition, dans lequel Louis XVI demande pardon à Dieu d’avoir sanctionné les décrets de la Constitution civile du clergé, regrettant profondément de l’avoir fait.


Texte éminemment spirituel, le Testament se mêle au Vœu de consacrer la France au Sacré-Cœur pour donner tout son sens au sacrifice du Roi. Ce sacrifice du Roi, il est en quelque sorte condensé par les dernières paroles prononcées par Louis XVI sur l’échafaud le 21 janvier 1793: « Je meurs innocent des crimes que l’on m’impute ». Là, il y a peut-être encore un petit reste d’appel à l’opinion publique, l’idée de se justifier. « Je pardonne aux auteurs de ma mort ». Le sacrifice est lié au pardon; ce sacrifice prend un sens dans la mesure où le Roi a pardonné à ses persécuteurs. « Je prie Dieu que mon sang ne retombe pas sur la France » : que Dieu pardonne à ce pays qui s’est révolté contre lui, le Roi, mais d’abord contre Dieu, qu’Il fasse redescendre sur la France égarée des grâces spirituelles par la force du sacrifice de celui qui était l’évêque du dehors.


Cette dernière prière de Louis XVI n’a pas été entendue. Son sang retombera sur la France. Après la mort du Roi, il y aura la Terreur, les guerres de Vendée. Ce sang va retomber sur la France et la séparer en deux. En coupant la tête du Roi, la République a coupé la tête de la France. Je vous remercie.

Réponses aux questions :

1) La France d’Ancien Régime a une Constitution coutumière, dont le contenu n’est pas facile à déterminer, une constitution dont font partie les lois fondamentales du royaume, règles de dévolution de la couronne et d’inaliénabilité du domaine. En font partie également un certain nombre de principes de gouvernement dont l’importance est reconnue par tous, en particulier le principe du gouvernement par conseils, les règles qui concernent de régence et la majorité royale. Font partie de cette Constitution coutumière du royaume des principes qui sont en quelque sorte des principes supérieurs, qui sont un petit peu l’équivalent du préambule de la Constitution de la Vème République. En France, aujourd’hui, la Déclaration des droits de l’homme, qui a une valeur constitutionnelle. Sous l’ancienne France, il n’y a pas de Déclaration des droits de l’homme. Nous avons des choses beaucoup plus sérieuses, nous avons les commandements divins, nous avons la loi naturelle. Personne n’imagine d’agir contre les commandements de Dieu: le Roi ferait acte de tyran. Et puis il y a dans ces principes supérieurs les trois piliers sur lesquels est fondée la monarchie, qui ne sont pas « Liberté, Égalité, Fraternité », mais que nous pourrions simplifier par la trilogie : « Religion, Justice, Tradition ». La religion : le Roi est le vicaire de Dieu, l’image de Dieu, qui doit régner comme Dieu aurait régné s’Il avait été sur terre, ce qui est très exigeant. Ce Roi est juste; il est là pour rendre la justice, c’est sa mission première. La tradition : cela implique le respect des libertés, les libertés des corps intermédiaires, les coutumes. S’y rattache la distinction des trois ordres, c’est-à-dire, selon la vieille formule d’Adalbéron de Laon, la distinction entre ceux qui prient, ceux qui combattent et ceux qui travaillent. Et cette vieille distinction en trois ordres fait partie de la Constitution du royaume. Les corps intermédiaires, les assemblées provinciales, les Etats Généraux quand ils se réunissent, respectent cette distinction, reflet des trois grandes fonctions sociales. Au XVIIIe siècle, le problème est que cette distinction de la société en trois ordres ne correspond plus réellement à une réalité, entre autres, parce qu’au sein de la noblesse, de plus en plus de gentilshommes sont des gentilshommes de très fraîche date, qui ne combattent pas. Ceux qui devraient combattre ne combattent plus. Le tiers état est devenu extrêmement divers, avec une bourgeoisie qui a de plus en plus d’importance. La distinction ne correspond plus réellement à la réalité, mais elle fait partie de la Constitution du royaume. Et remettre en cause cela, c’est une première remise en cause de la Constitution coutumière du royaume, qui risque d’en entraîner d’autres.
Dans un système très traditionnel toute remise en cause risque d’ébranler tout l’édifice.

2) Il y a manipulation incontestablement. La première grande manipulation de l’opinion publique, a lieu à l’occasion du rappel des Parlements en 1774. En 1788-1789, deuxième grande manipulation, qui se fait par des correspondances, qui se fait par des manifestations de rue ; une minorité militante, quelques milliers de personnes, pas plus, manipulant ceux qui sont manipulables, c’est-à-dire ceux qui, du fait de la crise économique des années 1787-1789, crise industrielle, crise agricole, sont sans travail et donc sont disponibles pour des agitateurs qui leur donneraient un peu d’argent pour agir. La grande masse de la population, le paysan moyen en quelque sorte, souhaite des réformes en 1789, et les cahiers de doléances le montrent. Il souhaite qu’il y ait une meilleure répartition des impôts – s’accordant ainsi avec la volonté de Louis XVI- ; il souhaite une certaine simplification administrative, il souhaite la disparition des droits seigneuriaux, il souhaite la disparition des douanes intérieures, mais il ne souhaite pas de révolution. Quand on va annoncer à ce paysan moyen la disparition des droits seigneuriaux, il sera très content. Quand on va lui donner le droit de chasse, il sera très content. Mais quand, en Bretagne, il va réaliser en 1790 que depuis un an, parce que la Bretagne n’a plus d’Etats Provinciaux qui consentent l’impôt, les impôts ont doublé, eh bien, là, le paysan moyen sera un peu moins content
Nous voyons également cette manipulation à l’œuvre, à très large échelle, au moment de la Grande Peur – il suffit de faire courir des bruits, de dire qu’il y a des brigands, ou qu’il y a une armée anglaise qui est en train de débarquer à tel endroit et on crée ainsi des mouvements de peur complètement irrationnels qui débouchent sur des excès, sur des désordres. On réalise ultérieurement que les rumeurs n’étaient pas fondées mais le désordre est fait, les gens rentrent chez eux, mais dans l’intervalle les meneurs, eux, ont constitué une garde nationale, ils se sont armés et ils tiennent le village. Le renversement de pouvoir a eu lieu. Il y a un homme qui explique très bien ce qui s’est passé, qui explique qu’en 1789 le peuple ne songeait pas à faire une révolution et que ce sont deux ou trois hommes qui l’ont poussé à le faire, une poignée d’hommes qui ont été les machinistes et qui ont manipulé tout le monde, et qui ont organisé cette révolution. Cet homme, ce n’est pas Rivarol, ce n’est pas Burke, c’est Camille Desmoulins, un des hommes qui a été le plus actif le 12 juillet 1789, et qui explique fin 1792 à la tribune du club des Jacobins comment eux, révolutionnaires, s’y sont pris pour manipuler les Parisiens et mettre le désordre.

3) Le premier gouvernement (1774-1776) a une forte tonalité  " moderniste «. La disgrâce de Turgot apparaît un petit peu comme un règlement de comptes interne à la secte encyclopédiste. On remplace Turgot par Necker. En fait, c’est une querelle de salons. Pourtant, dans le même temps, il est certain qu’il y a dans l’entourage du Roi des gens qui sont attachés à des conceptions plus traditionnelles. Et puis il y a des gens qui sont dans une situation intermédiaire, c’est-à-dire des gens qui sont attachés à l’autorité royale, mais une autorité royale qui n’est pas l’autorité traditionnelle ; ce sont des tenants du despotisme éclairé, du despotisme ministériel : le Roi, le peuple. Ces gens ne sont pas favorables aux corps intermédiaires, parce que les corps intermédiaires freinent les réformes. Vergennes, Calonne, le baron de Breteuil sont des tenants du despotisme éclairé. D’une certaine manière, les gens qui ont une conception vraiment traditionnelle de l’autorité, du pouvoir, de la monarchie, de la Constitution royale sont de moins en moins nombreux et le dernier ministère vraiment traditionnel qu’on ait eu, reste le dernier ministère de Louis XV, Maupeou-Terray. Certes, sous Louis XVI il restait un homme comme Bertin, qui était déjà ministre sous Louis XV. En 1787 arrive au gouvernement un homme qui s’appelle Laurent de Villedeuil, qui reste au sein du gouvernement « des Cent heures » en juillet 1789. Lui aussi a des conceptions très traditionnelles, comme Barentin. Au sein de la Cour, il y a des luttes d’influences, des luttes entre factions. À la cour, dans les années 1770, vous avez beaucoup de partis, vous avez le parti dévot, le parti encyclopédiste, les choiseulistes; tous ces gens s’affrontent, avec des alliances parfois étonnante. Il est par exemple très étonnant de constater que, dans les dernières années du règne de Louis XV (1770-1774), le parti dévot s’appuie sur la maîtresse du Roi, Madame du Barry. Pourquoi? Parce que Madame du Barry est l’adversaire de Choiseul, et Choiseul est un ami des encyclopédistes, et qu’il protège les Parlements. En 1770, les partisans de l’autorité royale, ceux qui soucieux de mettre un terme à cette opposition systématique du Parlement, ceux qui sont hostiles aux encyclopédistes, qui reprochent à Choiseul d’avoir fait chasser les Jésuites hors du royaume, se replient derrière la personne qui semble incarner l’opposition à Choiseul, c’est-à-dire Madame du Barry, avec Maupeou, avec Terray. Ce sont là des rapprochements très surprenants.

4) Le 10 mai 1774, peut-être pas encore. On peut relever plusieurs étapes. Il y a eu une étape où un certain nombre d’idées naissent, se développent dans des cercles très restreints, dès le XVIIe siècle. Descartes est l’ancêtre des Lumières. Bossuet dans les années 1690 annonce qu’on s’avance vers une grande bataille intellectuelle. Et le grand problème, d’ailleurs, de l’Église, c’est de ne plus avoir eu Bossuet au XVIIIe siècle pour mener cette bataille. Ensuite, ces idées-là, ce libertinage intellectuel, se développent petit à petit dans quelques salons dans la première moitié du XVIIIe siècle. Mais cela reste limité à quelques cercles très réduits. Les premières loges s’installent en France dans les années 1730; elles commencent à essaimer en province dans les années 1740. A partir des années 1750, l’Encyclopédie donne aux idées nouvelles un rayonnement croissant. Le Grand Orient s’organise, les cabinets de lecture se diffusent un petit peu partout, et essaiment la philosophie des Lumières dans la société. On voit les idées nouvelles gagner les provinces, gagner la classe moyenne, et gagner l’armée dans les années 1780. En 1774, la situation est très préoccupante, mais ce n’est pas encore perdu, en 1785, c’est complètement perdu, et en 1788-1789, cette idéologie va pouvoir arriver au pouvoir à l’occasion des élections aux Etats Généraux. En fait, d’une certaine manière, on peut dire qu’une crise était inévitable; la seule chose, c’est que Louis XVI, en convoquant les Etats Généraux, a précipité cette crise alors que la sagesse exigeait de gagner du temps. 

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